Vendredi 26 avril dernier, Bruno Le Maire a obtenu un répit : Moody’s et Fitch ont maintenu la note souveraine de la France, alors que la dette publique française n’a jamais été aussi élevée (110,6% du PIB, soit 3101,2 Md€). Le locataire de Bercy a réagi en promettant de « redoubler d’efforts » pour faire passer le déficit public de 5,5% du PIB (son niveau actuel) sous la barre des 3%. Une gageure.
La France peut en effet être considérée comme l’un des pays les plus mal gérés d’Europe. Son économie, depuis des années, est à la peine, le pays a une dette qui ne cesse de croître, et les gens sont inquiets pour l’avenir de leurs enfants. L’économie de ce pays devrait être bien plus prospère qu’elle n’est actuellement.
Notre pays dispose pourtant de très nombreux atouts, et on se souvient qu’il a été longtemps, dans son histoire, l’un des pays les plus puissants d’Europe, sinon le plus puissant. C’est un grand pays agricole avec des terroirs diversifiés et riches, et, au plan industriel, il a à son actif de très belles réalisations. Il faudra donc que les observateurs de notre vie économique et sociale se penchent un jour sur la question pour expliquer pour quelles raisons la France se trouve aujourd’hui en queue de peloton lorsque l’on range les pays européens par ordre décroissant quant à la façon dont ils sont gérés.
Quels critères faut-il choisir pour juger de la qualité de la gestion d‘un pays ? On peut songer à divers critères, mais il en est un qui s’impose, d’emblée, car il résume tous les autres : la situation d’endettement du pays, c’est à dire les dettes accumulées au cours des ans. Quand on gère bien, on emprunte seulement pour investir et non pas pour boucler chaque année son budget. Pour procéder à des comparaisons entre les pays, et établir un classement, il faut s’en référer à la dette par habitant et non pas à la dette en pour cent du PIB, comme cela se fait habituellement. C’est l’objet du tableau ci-après :
L’endettement des pays traduit le manque de compétences qu’ont eu ses dirigeants pour créer de la richesse et ajuster leurs dépenses aux ressources financières disponibles. Nous ferons donc des comparaisons entre les quatre pays supposés les mieux gérés, ceux qui se trouvent, ici, en tête de ce classement, et les quatre derniers :
Nous plaçons la Grèce en tête des pays mal gérés en raison de la grave crise qu’elle a connue en 2008, due précisément à sa mauvaise gestion. Le FMI et la BCE durent intervenir à plusieurs reprises, et ce pays a failli se trouver exclu de la zone euro.
L’opposition entre les meilleurs et les plus mauvais
Il est intéressant de rechercher quels sont les paramètres qui se retrouvent chez les plus performants et chez les moins doués, ceux qui gèrent bien et ceux qui gèrent mal, ou qui ont mal géré.
Les PIB par habitant :
Le PIB/capita est le ratio qu’utilisent toujours les économistes pour mesurer la richesse des pays et faire des comparaisons entre eux. On a, ici, les chiffres suivants, pour l’année 2022 :
On ne doit pas s’étonner de voir que les pays les mieux gérés sont ceux qui ont les PIB/capita les plus élevés, et la différence avec les moins bien gérés est importante : on va du simple au double.
Les salaires mensuels :
Des statistiques existent donnant les salaires moyens par pays. Là, également, on voit que c’est dans les pays les mieux gérés que les salaires sont les plus élevés :
On en est de 5.000 à 6.000 dollars par mois dans un cas, et de 3.000 à 4.000, dans l’autre.
La satisfaction des habitants :
Depuis une dizaine d’années les services de l’ONU procèdent à des enquêtes pour connaitre le degré de satisfaction des habitants dans les différents pays, et ils publient chaque année un « World Happiness Report ». Nous indiquons, ci-dessous, le rang auquel se situent dans le dernier rapport des Nations Unies les pays dont nous examinons ici les performances :
On constate, ce qui se conçoit fort bien, que les habitants des pays qui sont les mieux gérés sont bien plus « heureux » et satisfaits de leur sort que ceux du second échantillon. C’est la Finlande qui vient en numéro 1 dans le dernier classement.
Les critères explicatifs
Nous avons cherché à identifier quels sont les paramètres économiques susceptibles d’expliquer les raisons pour lesquelles des pays se rangent dans l’une ou l’autre des rubriques « bien gérés » et « mal gérés ». Nous n’avons pu en identifier que seulement deux, et ils sont déterminants :
- Le taux de population active des pays.
- Le niveau de la production industrielle.
Les autres éléments fournis par les statistiques habituelles traduisent des effets, et non des causes, comme par exemple les taux de chômage, les résultats des balances commerciales, l’importance des exportations/PIB, les réserves de change, etc…Ce qui nous intéresse, ici, ce sont les causes.
Le taux de population active des pays :
Il s’agit du nombre des personnes ayant un emploi, plus les chômeurs en recherche active d’emploi, rapporté à la population totale :
Dans les pays bien gérés, qui ont une économie fonctionnant à plein régime, on a des taux de population active très élevés, de l’ordre de 54 %. Dans les autres, des pays plus poussifs car mal gérés, on a une proportion importante de personnes qui ne sont pas au travail, et la France est de ceux-là, avec des taux de l’ordre de 45 %, et non plus, comme dans le cas précédent, de 54 %. Dans notre pays, où l’on en est à un taux de population active de seulement 46,6 %, les jeunes entrent tardivement dans la vie active, on part à la retraite bien plus tôt que dans les autres pays et il y a beaucoup de personnes qui se tiennent en marge de la vie économique, que l’on retrouve sur les listes de « France Travail » (ex Pôle-Emploi) : 5.406.000 demandeurs d’emploi, en tout, catégories A, B et C, confondues. Si nous avions un taux de population active de 54 %, comme c’est le cas des pays bien gérés, nous aurions 5 millions de personnes de plus au travail, et c’est sensiblement le chiffre des effectifs des chômeurs inscrits aujourd’hui à « France Travail ». Notre PIB s’en trouverait majoré de 15 %.
L’importance de la production industrielle :
L’autre élément discriminant est l’importance de la production industrielle. L’industrie est, en effet, une activité qui crée de la richesse, et elle est le secteur de l’économie où la productivité croit le plus vite ; par ailleurs, les économistes considèrent qu’un emploi créé dans l’industrie induit trois emplois dans les services.
Pour faire des comparaisons entre les pays nous rapporterons leur production industrielle, telle qu’elle est mesurée par les comptabilités nationales, au nombre des habitants :
Les niveaux de production industrielle sont très différents dans les deux catégories de pays : de l’ordre de 12.000 à 20.000 dollars dans un cas, et de 7.000 à 8.000 seulement dans l’autre. Nous voyons donc, là, l’élément essentiel à retenir pour expliquer les performances différentes des pays examinés. La France, on le sait, a laissé se détériorer considérablement son secteur industriel, et celui-ci ne représente plus que 10 % seulement du PIB, alors que l’on en est à 23 % ou 24 % dans les cas de l’Allemagne ou de la Suisse ; elle est devenue le pays le plus désindustrialisé d’Europe, avec la Grèce.
Cela est dû au fait que ses dirigeants se sont laissés berner par l’idée, diffusée par des sociologues comme Alain Touraine, qu’une société moderne est une société « postindustrielle », c’est-à-dire sans industrie. La loi des trois secteurs de l’économie, de Jean Fourastié, a été mal interprétée : les effectifs du secteur industriel, certes, décroissent dans les pays qui se modernisent, mais le secteur industriel ne disparait pas pour autant, les emplois dans le secteur dit « secondaire » devenant des emplois à très haute valeur ajoutée : moins d’emplois, mais une valeur ajoutée du secteur secondaire, dans le PIB, qui reste néanmoins importante de par les effets de la productivité.
Quid, pour l’avenir ?
A l’issue de ce bref tour d’horizon auquel nous venons de procéder on doit s’interroger sur les raisons qui ont conduit notre pays à se trouver en queue de peloton dans les classements que nous venons de faire. Des économistes, des sociologues, des anthropologues devront unir leurs efforts pour nous en expliquer les raisons…
Jean Louis Beffa, l’ancien président de Saint Gobain, dans « La France doit choisir » (Seuil), publié en 2012, avance une thèse. Il incrimine le fait que nous ayons changé de modèle de développement : la France a toujours été adepte, dit-il, du modèle « commercial-industriel », mais elle l’a abandonné pour passer au modèle anglo-saxon « libéral-financier » lorsque s’est créée l’Union européenne, en février 1992. Ce traité a plongé notre pays dans une vaste zone économique où l’on pratique un libre échange très abouti selon les conceptions de Friedrich Hayek et de l’Ecole autrichienne. Jean Louis Beffa estime que le modèle anglo-saxon ne convient pas à notre sociologie, et il conseille d’en revenir à notre modèle traditionnel.
Toujours est-il que notre pays se trouve, à présent, complètement désindustrialisé avec un secteur industriel qui ne représente plus que 10 % du PIB, alors que des pays comme l’Allemagne ou la Suisse en sont à 23% ou 24 %. Il va donc falloir reconstruire le plus rapidement possible notre secteur industriel, et cela va être très difficile. Nous avons, dans d’autres articles, chiffré à 350 milliards d’euros le montant des investissements à effectuer par nos entreprises pour porter notre secteur industriel à 17 % ou 18 % du PIB, le niveau à viser pour permettre à notre économie de retrouver ses grands équilibres. Ce montant est considérable, et il faudra des aides importantes de l’Etat, comme cela se fait actuellement aux Etats Unis avec les mesures prises par le Président Joe Biden.
Emmanuel Macron a lancé, en octobre 2023, le Plan « France 2030 » doté d’un budget de 30 milliards d’euros auxquels se rajoutent les 26 milliards restant du Plan de Relance lancé après la crise du Covid-19, ceci pour soutenir les nouveaux projets des industriels. Mais ce plan a un champ d’application restreint, et il est totalement insuffisant au plan financier: nous avons avancé le chiffre de 150 milliards d’euros pour ce qui est des aides à accorder pour épauler les industriels dans leurs initiatives, chiffre à comparer aux 1.200 milliards de dollars du coté américain, selon du moins certains experts outre-Atlantique. Il faut bien voir, en effet, que les industriels, aujourd’hui, hésitent à investir en Europe : ils ont avantage à aller aux Etats-Unis où existe l’IRA et où ils bénéficient d’une politique protectionniste efficace. Et il y a la guerre en Ukraine, donc bien des incertitudes qui assombrissent l’horizon de nos entreprises.