Si dans nos imaginaires collectifs le trafic de drogue est volontiers associé à la Colombie, au Mexique, aux Narcos et à Pablo Escobar, l’Afrique de l’Ouest n’est pas en reste. Une partie de la stabilité du Sahara reposait – et repose encore – sur l’existence d’un trafic transfrontalier.
Au cours de la dernière décennie, les saisies de cocaïne ont bondi dans la bande sahélienne (Burkina Faso, Niger, Mali). Selon l’ONUDC, 13 kilos y ont été saisis en 2020 contre 900 en 2022. Cette augmentation des saisies, supérieure à 500 %, n’est que la partie immergée de l’iceberg de flux bien plus importants, qui se sont considérablement développés sous les régimes putschistes de la région. L’Afrique de l’Ouest et singulièrement les Etats enclavés du Sahel sont devenus en quelques années la nouvelle plaque tournante du trafic de drogues dures du continent.
Pour en comprendre les raisons, il est nécessaire de se défaire d’un narratif décolonialiste sommaire qui voudrait faire de la question de la drogue au Sahel la conséquence d’un problème de la drogue en Europe. Comme si la consommation de la drogue en Europe expliquait le transit de la drogue en Afrique de l’Ouest. Narratif erroné car, comme le cas sud-américain l’a amplement montré, il n’y a pas de pur pays de transit. Un pays ne devient un pays de transit de la drogue qu’à deux conditions : il faut d’abord qu’il soit un pays de transit d’autres trafics illicites, comme, par exemple le trafic de migrants, et il faut aussi qu’il soit un pays de consommation.
Les petites mains du narcotrafic (guetteur, mules, informateurs de rue, petits dealers et passeurs moyens…) sont en effet essentiellement payées en drogue. L’argent n’arrivant qu’à la toute fin de la livraison de drogue, les intermédiaires, quelle que soit leur taille, sont payés en nature. Ainsi la consommation de cannabis et de cocaïne en Europe ne saurait expliquer les overdoses de tramadol au Sahel.
En revanche, le trafic de drogue est une des sources de « l’épidémie de coup d’États » au Sahel. En effet, tous les pays récemment tombés ou menacés de coups d’État occupent une place stratégique dans le trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, sentence singulièrement vraie pour l’axe Guinée, Burkina Faso, Mali.
2009 : l’aventure du « Boeing de la cocaïne » à Gao au Mali
Revenons en 2009, à environ 200 kilomètres au Nord de Gao (Mali), vers Sinkrebaka, lorsque la découverte d’un Boeing 727-200 cargo incendié en plein désert, échoué sur une piste de fortune, a révélé l’attrait des trafiquants sud-américains pour l’Afrique de l’Ouest dans la chaîne logistique de la drogue. En provenance du Venezuela, l’avion transportait de la drogue. L’ONUDC (en charge de la lutte contre le trafic de drogue à l’échelle mondiale) n’a jamais su qui, des groupes séparatistes touareg, ou des Groupes Armés Terroristes (GAT), en était le destinataire. D’après les autorités aériennes du Venezuela, sa destination finale était Praia au Cap-Vert, mais il ne s’y est jamais posé officiellement.
Certains penchent plutôt pour la Guinée Conakry, véritable narco-État. En effet, le 28 septembre 2009, l’armée guinéenne menait une répression impitoyable contre une manifestation politique populaire hostile au Conseil National pour la Démocratie et le Développement de Moussa Dadis Camara, avant que ce dernier ne soit victime d’un attentat le 3 décembre, organisé par son aide de camp, Aboubacar Sidiki Diakité. Entre le 28 septembre et le 3 décembre la Guinée Conakry replongeait donc dans l’anarchie militaire. Un moment opportun pour y poser un avion cargo en quête de carburant sans craindre une inspection trop minutieuse de la cargaison.
Cette histoire se déroule avant la chute de Kadhafi (2011), chute présentée par les trolls du régime malien comme responsables du chaos malien, et bien avant l’offensive terroriste contre Bamako qui allait nécessiter le déploiement de l’opération Barkhane. Deux à trois ans avant l’effondrement de la Libye, le Mali ne contrôlait déjà plus son territoire. Ou bien, les radars de l’armée de l’air malienne ne « voyaient » plus passer les cargos de la drogue.
Ce que la géographie des saisies nous dit de l’intensité du narcotrafic ouest-africain
Les saisies de drogues dures se multiplient en Afrique de l’Ouest, dans des ordres de grandeurs qui donnent le tournis : rien qu’entre 2019 et 2021 plus de 50 tonnes de drogue ont été saisies dans la sous-région, sans discrimination entre pays littoraux et pays enclavés. Les infrastructures portuaires du Golfe de Guinée et de la façade atlantique restent poreuses au trafic, puisque la drogue saisie au Sahel provient majoritairement des grands ports du Golfe de Guinée.
Le Sénégal est la porte d’entrée préférée des narcotrafiquants. La connexion routière entre Dakar et le Maroc via la Mauritanie, très forte grâce à un réseau routier dense et de bonne qualité, explique, avec les infrastructures portuaires sénégalaises, son attractivité en matière de trafic de stupéfiants. En janvier 2024, ce sont 800 kilos de cocaïne qui ont été saisis, 3 tonnes en novembre 2023 et 300 kilos en octobre 2023… Rien que pour le Sénégal et pour ces derniers mois. Les chiffres des saisies sont comparables en Mauritanie : en juin 2023 un cargo arraisonné par la marine nationale mauritanienne transportait 1,2 tonne de cocaïne.
Les autres pays côtiers, principalement du Golfe de Guinée sont aussi des portes d’entrée de la drogue au Sahel : au Togo, l’Office central de répression du trafic illicite des drogues et du blanchiment (OCRTIDB) a saisi 8 tonnes de drogues en 2021, 50 tonnes en 2022. En novembre 2022, 2 tonnes de cocaïne étaient saisies dans le port d’Abidjan : direction probable de cette marchandise, le Mali voisin.
Quand la coopération avec les marines de guerre des pays européens est effective, les saisies sont encore plus importantes : le Mistral, navire multirôle de la Marine nationale, a saisi en moyenne 4 à 5 tonnes de cocaïne par mois au cours de l’année 2022. En novembre 2023, un simple navire de pêche sud-américain en transportait à lui seul plus de 800 kilos. Il a été arraisonné par le Mistral dans le cadre d’une enquête conjointe des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France.
Le Nigeria, avec ses Zones Industrialo Portuaires (ZIP) géantes à l’échelle du continent, est une porte d’entrée pour les drogues comme pour les précurseurs chimiques nécessaires à la fabrication des dérivés des opioïdes de synthèse. En septembre 2022, à Lagos, dans le Sud du pays, près de 2 tonnes de cocaïne sont saisis par la National Drug Law Enforcement Agency (NDLEA) nigériane. Valeur de la saisie : 280 millions de dollars.
Les conditions pour qu’un pays devienne une plaque tournante du trafic de drogue sont les suivantes : une administration publique corruptible, une classe politique corruptible, une armée disponible pour le transport, un territoire mal contrôlé. Le Burkina Faso réunit toutes ces conditions. Ce qui explique qu’il soit devenu ces dernières années le pays des saisies record : en mai 2022, 500 kilos sont saisis dans le sud du pays. La drogue y est acheminée depuis les pays côtiers, puis elle est réexpédiée vers le Maghreb via le Mali. Depuis les putschs de 2020 et de 2022, le Mali et le Burkina Faso sont devenus des routes quasi-officielles du narcotrafic sous-régional.
L’Afrique de la cocaïne duplique aujourd’hui le modèle panaméen du général Noriega. Le GRU à la manœuvre au lieu de la CIA, Wagner à la place des milices d’auto-défense d’extrême-droite, et les islamistes remplaçant les rebelles communistes. En août 2022, au poste frontière de Kourémalé au Mali, proche de la Guinée-Conakry, 160 kilos de cocaïne sont saisis dans un simple véhicule de particulier. On retrouve ici encore la tactique de la submersion.
Quand l’argent du trafic de drogue irrigue la corruption politique et administrative
Le 9 juin 2019, les autorités tchadiennes procédèrent à l’arrestation de sept individus pour trafic de drogue dont le directeur général du Ministère des Affaires étrangères du Tchad et le directeur des Tchadiens de l’étranger. Le Procureur général du Tchad affirmait à l’époque que le conteneur saisi avec la drogue avait été commandé par le ministère de la Défense.
En août 2021, au Mali, « […] le trafic se fait avec la complicité de certains hauts gradés de l’armée malienne. Il ressort […] que l’ex-directeur des Services secrets, le Général Moussa Diawara, et son adjoint, le Colonel Ibrahim Sanogo, protègent des trafiquants de drogue. En contrepartie, de l’argent leur est versé mensuellement par Mohamed Ould Mataly. Originaire de Gao, Ould Mataly est un ancien député de l’ex-parti au pouvoir et une personnalité influente dans le nord du Mali. Il est sous le coup de sanctions onusiennes depuis 2019 pour ses liens supposés avec la criminalité organisée dans cette partie du Mali. […] » déclarent Gaston Bonheur SAWADOGO (Burkina Faso), Abdoul Momini BOKOUM (Mali) et Ramdane GIDIGORO (Niger), dans leur enquête en appui avec la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO).
En novembre 2021, en Guinée-Bissau, ce sont plus de 900 kilos de cocaïne saisis par les autorités et mis sous scellés qui ont tout simplement disparu.
Au Niger, le maire de la commune de Fachi, dans le Nord saharien, ainsi que son chauffeur, ont été arrêtés en janvier 2022 par l’Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) nigérien. A bord du pickup, près de 200 briquets de cocaïne, soit 200 kilos pour une valeur de 9 millions de dollars.
Le lien entre trafic de stupéfiant et coup d’État a été explicitement fait par le président de Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, victime le 1er février 2022 d’une tentative de renversement. Le 10 février il accusait publiquement le contre-amiral José Americo Bubo Na Tchuto, ancien chef de la Marine de Guinée-Bissau, d’avoir été l’instigateur du putsch.
José Americo Bubo Na Tchuto, auteur d’une précédente tentative de coup d’État en 2011 avait été libéré sur ordre du chef de l’armée, Antonio Ndjai, en 2012, puis arrêté par la DEA en 2014 et écroué pour trafic de drogue. Antonio Ndjai fait lui-même l’objet d’un mandat d’arrêt de la DEA.
Le contre-amiral José Americo Bubo Na Tchuto avait été condamné en 2016 par une cour fédérale de Manhattan à quatre ans de prison et était revenu vivre en Guinée-Bissau à l’expiration de sa peine. Très apprécié des militaires pour ses largesses, il se croyait intouchable avant d’être arrêté à l’issue du coup d’État manqué de 2022.
En mai 2023, une saisie de 150 kilos de cocaïne dans un quartier de Cotonou permettait l’arrestation de 14 personnes, dont celle du chef de l’Office central de répression du trafic illicite des drogues et des précurseurs (OCERTID) béninois…
Ainsi, la hausse des saisies en amont dans les pays côtiers et en aval au Maghreb, les enquêtes mettant en cause des officiers supérieurs de l’armée et des personnalités politiques, le financement des coups d’État par le trafic de drogue, rendent compte d’une réalité qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement du narcotrafic sud-américain.
Les couloirs de transit de la drogue, enjeux de combats dans la zone sahélo-saharienne
La dégradation de la situation sécuritaire au Sahel, marquée par une progressive fermeture des voies traditionnelles (essentiellement sur l’axe Sénégal-Mauritanie-Maroc) a entraîné la dynamisation de voies anciennes mais coûteuses : la première passe des ports du Golfe de Guinée par le Burkina Faso au Mali, monte vers le cercle de Kati, puis file vers le Nord, le plus souvent après une halte à Tombouctou et Gao, puis vers Kidal avant d’éclater en routes secondaires : le sud algérien et tunisien, puis le sud marocain.
Un branchement de cette route existe via la fameuse région des « trois frontières » (Mali, Burkina Faso, Niger) puis continue vers Niamey et Agadez pour se disperser à nouveau. Ces routes ne sont pas nouvelles : ce sont les routes des trafics de migrants, d’huile alimentaire, de cigarettes, de pétrole, d’armes, etc. Le trafic de drogue n’invente pas de routes, il s’y greffe.
Une autre route sahélienne branche le Nigeria avec la Libye via le Niger selon un axe Diffa, au sud, à la frontière du Niger et du Nigeria, à Dirkou au Nord du Niger à la frontière avec l’Algérie au Nord-Ouest et la Libye au Nord-Est. C’est sur cet axe que l’armée française, aux premières heures de Barkhane, avait intercepté un convoi suspect : il était protégé par des éléments de l’armée nigérienne. On n’a jamais su ce que la cargaison de ce convoi non déclaré contenait.
Il faut dire que les premières années du régime de Mahamadou Issoufou coïncidaient aussi avec le repli sur le Niger des caciques du régime du Kadhafi, l’argent de la drogue coulait à flot : dans les boîtes de nuit libanaises, les déchus du régime libyen s’affichaient avec des pains de cocaïne sur leurs tables réservées.
Après trois ans de fiesta rabelaisienne, la DEA mit le holà. Elle venait d’arrêter en pleine mer les principaux acteurs militaires du trafic de drogue de Guinée-Bissau. Ce fut un signal fort : le trafic de drogue transita au Niger en low visibility, sans pour autant s’interrompre puisque les usines de métamphétamines du Nigeria ne cessaient pas leur production.
C’est cette prégnance du trafic de drogue qui explique l’acharnement des Américains à rester coûte que coûte dans une région pourtant ravagée par les coups d’État militaires et en dépit du rapprochement des juntes avec la Russie.
Les massacres de populations civiles, parfois orchestrés par les armées gouvernementales, entraînant un exode continu des populations vers les centres urbains rappellent les massacres organisés par les cartels de la drogue mexicains pour faire place nette et faciliter les transports de drogue vers la frontière américano-mexicaine.
Les combats entre séparatistes touareg, islamistes et militaires gouvernementaux font rage dans ces régions. Pour autant dans chacun des cas les militaires gouvernementaux, s’ils ont perdu du terrain dans le reste de leur pays respectif, semblent avoir pris la main sur ces deux routes.
Le commerce terrestre de la drogue dans ces régions arides nécessite une infrastructure sommaire mais robustes de pickup, de postes de ravitaillement en eau et en essence et d’une couverture armée. Si isolément, séparatistes et islamistes peuvent couvrir ce type de besoins, seuls les appareils militaires sont en mesure de fournir le trois en permanence. C’est pourquoi, même si les trafiquants sont contraints de financer les séparatistes comme les islamistes, ils ont vocation à soutenir des régimes militaires dans la région.