Grand entretien avec Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie, ancien inspecteur général des Affaires Etrangères.
Loup Viallet, directeur de Contre-Poison – Vous avez été le premier à proposer de remettre en cause l’accord de 1968 qui crée un régime d’immigration favorable pour les Algériens, unique dans notre droit. Lorsqu’en décembre 2023, le Parlement s’est prononcé sur une possible révision de ce texte, la majorité présidentielle a préféré faire l’autruche. « Cela n’apporterait pas grand-chose, hormis fâcher nos amis algériens et on ne fait pas de la de la diplomatie au Parlement à la place du Président de la République » avait alors déclaré le député LREM Mathieu Lefèvre. Le député Lefèvre, comme ses collègues LREM, ont-ils eu raison d’avoir si peur ?
Le 5 juin dernier dans l’Express, Edouard Philippe remettait sur la table l’idée de dénoncer l’accord de 68 comme déjà il l’avait fait il y a quelques mois. Il avait été le premier, après la publication de ma note à la Fondapol, à réagir positivement sur ce dossier. Alors, un mot sur l’accord de 68. Pourquoi est-il si important ? Pour trois raisons.
D’abord, parce qu’il succède aux accords d’Evian qui mettaient fin à la guerre d’Algérie. On avait alors prévu un régime de liberté de circulation entre la France et l’Algérie car au moment des négociations, on s’attendait du côté français à ce que les Français d’Algérie, les pieds-noirs, restent en Algérie. On voulait qu’ils puissent revenir librement en France. Puis, en juillet 62, tous les pieds-noirs sont rentrés en France. Six ans plus tard, le gouvernement français a négocié avec l’Algérie un accord qui ne rétablit pas la libre circulation prévue par les accords d’Evian, mais qui donne un régime beaucoup plus favorable aux Algériens qu’aux Marocains, Tunisiens, et aux autres nationalités.
La deuxième raison, ce sont toutes les dérogations qui sont accordées aux Algériens en matière de regroupement familial, de visa, de titre de séjour (puisqu’il n’y avait pas de visa à l’époque), de mariage.
Pour faire simple, sur tous les dossiers, les Algériens peuvent venir en France avec un visa de court séjour, avec un visa de tourisme. À partir de là, ils peuvent faire du regroupement familial, se marier, s’établir définitivement, avoir un titre de séjour de 10 ans, etc.
Donc, si vous voulez, le titre de séjour, le visa de tourisme, encore aujourd’hui, en 2024, c’est la porte d’entrée pour venir en France et pour s’installer durablement. Alors que pour les autres nationalités, il ne faut pas un visa de tourisme, un visa de court séjour, mais un visa de long séjour. C’est un régime totalement dérogatoire.
Enfin, la troisième raison de l’importance de cet accord, est que dans notre Constitution, dans notre régime juridique, les traités internationaux, dont celui de 68, sont supérieurs aux lois. Ce qui signifie, et le Conseil d’État le rappelle régulièrement, que les Algériens ne sont pas régis par les lois sur l’immigration. Ils sont régis par le traité de 1968.
Toutes les lois que le Parlement vote en matière d’immigration ne concernent pas les Algériens. Voilà les raisons pour lesquelles cet accord, 62 ans après l’indépendance de l’Algérie, devrait être modifié ou dénoncé. C’est ce que j’ai proposé dans cette note de la Fondapol. C’est aussi simple que cela.
Comme la majorité LREM était très embarrassée par cela et qu’on veut tout faire, tout céder à l’Algérie, surtout, ils n’ont rien fait.
L’argument de ceux qui ne veulent rien faire, c’est de dire « Si on abroge l’accord de 68, on va revenir aux accords d’Evian, la libre circulation, ce qui sera pire. ». C’est un raisonnement totalement faux puisqu’on peut dénoncer un accord à tout moment. Les Anglais ont, par exemple, dénoncé librement l’accord avec l’UE.
Le droit international prévoit qu’on peut dénoncer un accord. Et puis les accords d’Evian qui prévoyaient la libre circulation ont été considérés comme implicitement abrogés.
Comment se traduiraient les éventuelles représailles auxquelles nous pourrions nous attendre de la part de l’Algérie dans le cas où une nouvelle majorité décidait de rompre avec cet accord ?
Depuis que la note de la Fondapol est parue, les Algériens m’attaquent particulièrement parce qu’ils ont compris que j’ai sorti un dossier qui était soigneusement caché et auquel personne ne s’intéressait. Ils sont furieux parce qu’ils voient bien que tous leurs privilèges, tous leurs avantages leurs seraient retirés si on abolissait cet accord.
Alors, évidemment, il y a une salve de critiques et ils jouent sur la corde sensible avec notamment le Président de la République et M. Darmanin, afin que ces derniers soient leurs avocats en France. C’est pour cela que la majorité actuelle, le Président, le gouvernement, Mme Borne à l’époque, M. Attal aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur, le ministre des Affaires étrangères disent qu’on ne fera rien, parce qu’un accord « c’est sacré », etc. Mais en suivant ce principe, on ne fait jamais rien.
Les Algériens ont compris qu’il y avait un risque. Je pense qu’une des raisons de la visite envisagée par le Président algérien Tebboune, s’il est réélu à l’automne, est d’obtenir des garanties de la part du Président de la République sur le fait que l’accord ne sera pas dénoncé, au moins jusqu’en 2027. Mais, dans le cas où, par exemple, une nouvelle majorité remettrait l’accord en question, ils n’ont pas de levier.
Le seul levier qu’ils ont, et c’est ça qui est dramatique, ce sont les Algériens de France. Ils pourraient agiter la diaspora algérienne en France. C’est une possibilité, mais je ne pense pas qu’ils l’activeraient.
Le régime algérien pourrait-il chercher à pénaliser les entreprises françaises présentes en Algérie en guise de représailles ?
C’est du pipeau, ça ! Les Algériens ont déjà fait le choix de la Chine, de la Turquie, et la France n’est plus le premier partenaire de l’Algérie.
Le président algérien a récemment critiqué l’action des Wagner (Africacorps) dans son voisinage sahélien, pourtant l’Algérie resserre toujours plus ses liens militaires avec la Russie en organisant sur son sol et dans ses eaux des exercices communs avec l’armée russe, plusieurs fois par an. A quel point l’Alger est-elle soumise à Moscou ?
L’Algérie n’a pas se libérer de l’influence de Moscou, elle est sous l’influence de Moscou. L’alliance avec l’URSS, puis avec la Russie a toujours été le point cardinal de la diplomatie algérienne depuis 1962, j’ai entendu cela des dizaines de fois lorsque j’étais ambassadeur à Alger. L’influence russe est très forte en Algérie. L’armée nationale populaire, héritière de l’ALN, l’Armée de Libération Nationale, est formée en Russie. La Russie est le principal fournisseur de matériel militaire de l’armée algérienne, donc leurs liens sont extrêmement forts.
En outre, l’alliance conclue par le Maroc avec les Etats-Unis et Israël a conduit l’Algérie à se rapprocher encore plus de la Russie.
Le régime politico-militaire algérien repose sur une rente mémorielle, une rente économique et un Etat policier. Ce système peut-il durer encore soixante ans ?
Oui.
Le régime algérien a fonctionné pendant 62 ans, parce que l’armée est la colonne vertébrale du système. J’ajoute que depuis l’échec du Hirak, l’armée algérienne se sent beaucoup plus forte, parce qu’elle a senti le vent du boulet, elle a vu qu’elle a failli être emportée par ce mouvement populaire. Elle a eu peur de finir comme Kadhafi ou Saddam Hussein. Lorsque le Covid a fait cesser les manifestations, l’armée a repris le pouvoir et aujourd’hui, c’est la répression en Algérie.
La pression migratoire redouble à la frontière entre le Mali et l’Algérie. Ce phénomène est-il de nature à déstabiliser le système algérien ? A renforcer ses fondamentaux ?
Il est certain qu’une pression migratoire en provenance du sud menace l’Algérie. Mais le régime algérien ne s’embarrassera pas de considérations comme nous en France ou en Europe. Il refoulera les migrants.
J’ai vu, de mes propres yeux, sur une route du sud algérien, des convois de cars de migrants encadrés par la gendarmerie et l’armée algérienne. Les véhicules étaient escortés au-delà de Tamanrasset, puis les migrants étaient abandonnés dans le désert. Le régime algérien ne s’embarrasse pas des droits de l’Homme.
Dans quelle mesure peut-on compter sur l’Algérie pour maîtriser l’immigration illégale en partance vers l’Europe et vers la France en particulier ?
Pour ça, il faut une base de discussion. Encore faudrait-il qu’elle le veuille. Et l’Algérie tient aux accords de 68.
Deuxièmement, dans ce pays où 75% de la population a moins de 30 ans, et où la jeunesse n’a ni travail ni avenir en Algérie, la voie la plus simple est de venir en Europe, en France. Donc, travailler avec l’Algérie sur cette question, oui, mais c’est extrêmement difficile. Regardez le très faible taux d’exécution des OQTF.
A propos du taux d’exécution des OQTF. De très nombreux responsables politiques prétendent les appliquer à 100 %. Or, pour qu’une OQTF soit exécutée, il faut l’accord du pays d’origine, qui signe les laissez-passer consulaires permettant le rapatriement des clandestins. Finalement, si le gouvernement du pays d’origine ne veut pas récupérer ses migrants, les clandestins restent chez nous. Comment les appliquer ?
C’est là où il faut de la réciprocité. Il est nécessaire d’utiliser des moyens de pression vis-à-vis de l’Algérie et l’accord de 68 en fait partie. La solution extrême, ce serait de dire, « pas de laissez-passer consulaires, pas de visa ». Est-ce que, politiquement, on est capable de faire ça ? C’est une autre question.
La deuxième chose qu’il faut avoir en tête, c’est que l’Espagne et l’Italie, sont, en réalité, des portes d’entrées pour l’immigration clandestine en provenance du Maghreb et d’Afrique subsaharienne…
Je me méfie, il y a quelqu’un qui nous écoute derrière. Dans le reflet de la vitre de la brasserie où nous sommes installés, je constate qu’un homme d’une trentaine d’années est assis juste derrière notre table. Il tient son portable d’une main et semble très attentif à notre discussion. Xavier Driencourt baisse la voix.
L’Espagne et l’Italie sont des maillons faibles. Ce ne sont pas des pays de destination, mais des pays de transition. Sur ce point, j’ai fait une proposition dans un article publié dans Le Figaro, signé avec Noëlle Lenoir, ancienne ministre des Affaires Européennes, et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil Constitutionnel dans Le Figaro. La voici :
Il faut supprimer la liberté de circulation dans l’espace Schengen pour les étrangers et la réserver aux intra-européens. Vous et moi, on continuera à circuler librement dans l’espace Schengen, mais un Algérien ou un Marocain qui sera en situation de clandestinité, ne le pourra pas.
Je vous donne un exemple concret. Aujourd’hui, lorsque le consulat français refuse, par hypothèse, un visa à un Algérien, que se passe-t-il ? Il va au consulat d’Espagne à côté et il y obtient un visa Schengen. Avec ce visa il va venir en France en toute légalité. Et en France, par le biais des accords de 68, il va à la préfecture où il obtiendra un titre de séjour et pourra se faire régulariser.
Demain, si on adopte le système de circulation limité à l’intérieur de l’espace Schengen, cela signifiera que le même Algérien qui sollicite le consulat d’Espagne pour un visa Schengen n’aura en réalité qu’un visa espagnol et pas un visa Schengen. En France, on lui dira à la préfecture, « désolé, mais votre situation est irrégulière parce que vous n’avez pas de visa pour la France, vous n’avez qu’un visa espagnol. Donc, vous ne pouvez pas obtenir de titre de séjour. »
Le politiste Bertrand Badie a développé le concept de « puissance de la faiblesse » pour qualifier les moyens dont disposent les pays pauvres pour contraindre les politiques des pays riches. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes complètement en démission face à ceux qui ont les verrous de la misère. Pour maîtriser la situation, il faut de la volonté, de la constance et du temps. Il faut reconnaître que la situation politique actuelle française donne l’image d’un pays déstabilisé auprès de ces pays.
Vous êtes-vous rendu en Kabylie lorsque vous étiez en poste en Algérie ? Considérez-vous qu’il existe une nation kabyle ?
Je suis allé en Kabylie à de nombreuses reprises, et évidemment, c’est un sujet extrêmement compliqué, instrumentalisé par le régime algérien qui nie l’existence des Kabyles, en feignant d’oublier que les Kabyles, les Berbères étaient là avant les Arabes. Aujourd’hui, les Kabyles sont quand même très fortement réprimés.
Le président Tebboune devait effectuer un voyage à Tizi Ouzou. Il a été annulé, puis reporté à deux ou trois reprises. On constate bien que c’est un sujet encore extrêmement sensible en Algérie. D’un côté, les Kabyles sont un peu, si je puis dire, toutes choses étant égales par ailleurs, les Corses de l’Algérie, car les Kabyles affirment comme les Corses qu’ils sont une nation. Le régime algérien nie complètement le fait kabyle et le fait berbère. Ils sont considérés par Alger comme francophones, comme irrédentistes, comme des fauteurs de troubles en quelque sorte. Cela étant dit, je n’imagine pas leur destin en dehors de l’Algérie.
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