Pour comprendre les débats européens autour des nouvelles biotechnologies, que l’Union européenne appelle les NGT, les nouvelles techniques génomiques, il faut remonter à l’invention de la transgénèse végétale en 1983. C’est-à-dire la possibilité de transférer directement un gène (un fragment d’ADN) d’un organisme quelconque, d’où ce gène a été isolé, vers une plante (cela est aujourd’hui possible pour presque toutes les espèces végétales cultivées). Cette dernière portera ainsi un nouveau caractère héréditaire. Par exemple, une résistance à certains insectes ravageurs, ou à des virus, ou encore une tolérance à un herbicide. Le champ des possibles de la sélection de nouvelles lignées de plantes s’est ainsi fortement accru.
Les biotechnologies végétales en Europe : de l’enthousiasme au suicide technologique
En 1990, l’Europe (le Conseil des Ministres) a publié une Directive destinée à encadrer l’utilisation hors-laboratoire de telles plantes transgéniques. Pourquoi pas ? Seulement, cette Directive à de nombreux défauts, que des scientifiques se sont évertués à pointer. Sans être écoutés. Cette Directive inventa le concept juridique d’OGM (organisme génétiquement modifié). Ainsi, un terme générique, les « modifications génétiques », qui sont fréquentes dans la nature (elles ont permis l’évolution des espèces et ont créé la biodiversité) est utilisé dans un sens restrictif, pour viser réglementairement une technologie (la transgénèse) pour la seule raison qu’elle est nouvelle. De plus, la définition légale d’un OGM au sens européen inclut le concept de non « naturel », alors que le transfert de gènes existe dans la nature (en fait les biotechnologies végétales ont largement copié la nature). Le public est ainsi incité à penser que ces « modifications génétiques » sont uniquement le produit d’une opération humaine entièrement inédite et de plus contre-nature.
Jusqu’au milieu des années 90, ni la presse, ni le public ne se sont intéressés aux « OGM ». Tout changea lors de la crise de la « vache folle », dont le début coïncida, en 1996, avec l’arrivée des premiers cargos de soja transgénique en provenance des Etats-Unis. Les OGM furent assimilés à des pratiques productivistes et contre-nature, comme celle qui a conduit à l’épizootie de l’encéphalopathie spongiforme bovine. Le lynchage médiatique ne pourra être arrêté… En réalité, il a été favorisé par la sotte Directive de 1990. Avec « O.G.M », pas besoin de détailler les propriétés (favorables) de la plante transgénique : sans en savoir plus, les 3 lettres suffisent pour inciter au rejet.
Celui-ci a été alimenté par une puissante coalition d’acteurs qui imposa les termes du débat : OGM = profit pour les seules « multinationales » + manque de recul, donc catastrophes sanitaire et environnementale certaines. Cette galaxie anti-capitaliste, jamais à court de mensonges, incluait les organisations de l’écologie politique et altermondialistes, des organisations « paysannes » opposées à l’intégration de l’agriculture dans l’économie de marché, ainsi que des associations de consommateurs qui voyaient une occasion de justifier leur existence.
A l’origine, les partis politiques français de gouvernement affichaient un soutien aux biotechnologies végétales, jugées stratégiques (seuls les écologistes et une partie de l’extrême-gauche, ainsi que le FN y étaient opposés). Peu à peu, par soumission idéologique ou calculs électoralistes (ou les deux…), les responsables politiques firent obstacles au développement des plantes transgéniques. La culture des maïs transgéniques fut interdite par une loi en 2014.
L’Europe engluée dans le précautionnisme
Par une législation adaptée, les Etats-Unis par exemple ont su récolter les bénéfices des biotechnologies végétales, tout en maitrisant raisonnablement les risques. Dans une perspective de puissance, la Chine a investi massivement dans ces biotechnologies (avec cependant un frein au niveau des autorisations). L’Europe s’est, elle, engluée dans les querelles et tractations politiques autour des « OGM », mais surtout dans le précautionnisme, c’est-à-dire une interprétation du Principe de Précaution qui, dans les faits, impose de démontrer le risque zéro avant d’utiliser une technologie.
Il faut voir cette dérive comme une composante de l’idéologie postmoderne, c’est-à-dire celle de la culpabilité universelle de la civilisation occidentale. Et notamment d’avoir utilisé des technologies en polluant, en causant des accidents industriels et sanitaires, et même pour produire des armes de destruction massive. Tout cela est vrai, mais par un retour du balancier déraisonnable et même suicidaire, l’idéologie postmoderne impose ainsi de nouvelles vertus, qu’il conviendra d’afficher encore et toujours, sur tous les sujets, quitte à s’autodétruire. J’analyse cette idéologie postmoderne dans mon dernier livre (« De la déconstruction au wokisme. La science menacée »).
Une prise de conscience récente en Europe
L’événement majeur de ces dernières années est l’avènement des « nouvelles biotechnologies », aussi appelées « édition de gènes » ou « NGT » dans le vocabulaire de l’Union européenne. Cette invention a rapidement suscité un vif intérêt par ses possibilités nouvelles pour la recherche. Elle est relativement simple à mettre en œuvre par rapport à d’autres techniques de mutagénèse (modifications des « lettres » qui composent l’ADN). Sans surprise, les opposants aux « OGM » ont le même regard sur ces nouvelles biotechnologies et produisent une argumentation visant à créer des peurs. Au contraire, des Etats membres de l’UE se sont inquiétés d’une nouvelle débâcle en Europe pour ces biotechnologies, en raison d’une réglementation OGM inadaptée.
La Commission Européenne a présenté en juillet 2023 une proposition de loi sur les « NGT ». La première motivation de la Commission était que les végétaux NTG contribuent aux objectifs de son « Pacte Vert » et des stratégies « De la ferme à la table » et en faveur de la biodiversité. En fait, la Commission craint que ses objectifs, fortement marqués par l’idéologie, et non par la prise en compte de la réalité, ne puissent être atteints sans le concours des biotechnologies.
Le cadre idéologique de la proposition de la Commission reste cependant postmoderne, c’est-à-dire ancré dans une utopie du « sans tragique » étendue aux risques technologiques (principe de précaution) au détriment de la puissance de l’Europe, et où la notion de Progrès s’est diluée.
Il faut cependant noter que, par rapport à des textes antérieurs, le texte de la proposition de loi de la Commission a, dans une certaine mesure, pris conscience de la réalité. Il y est dit que « la pandémie de COVID-19 et la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine ont aggravé la situation de l’agriculture et de la production alimentaire européennes en mettant au jour les dépendances de l’Union à l’égard de l’extérieur en ce qui concerne des intrants critiques pour l’agriculture ».
La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime
Malgré l’inadaptation de la Directive OGM (reconnue par certains dans la Commission), celle-ci n’est pas modifiée (cela semble actuellement impossible politiquement). Les insertions d’ADN étranger (souvent les plus utiles), qui peuvent aussi être réalisées par la technologie NGT, resteront soumises à cette Directive.
Pour les autres produits des NGT, c’est-à-dire des modifications plus ponctuelles des lettres de l’ADN (mutagénèse), deux catégories seront créées. La première (appelée NGT-1) concerne les modifications qui « auraient également pu être obtenus naturellement ou par des techniques d’obtention conventionnelles ». Pour définir ce « naturel » ou ce « conventionnel », la proposition de loi définit (sans base scientifique) que cette catégorie NGT-1 concerne les lignées de plantes où le nombre de lettres modifiées ne dépasse pas 20 (pourquoi 20 et pas 21 ?). Sinon, le produit est classé dans la catégorie NGT-2, donc impossible à commercialiser en Europe en raison du coût exorbitant de l’évaluation des risques imposée par la Directive OGM, même partiellement alléguée.
Sont en revanche inclus dans la catégorie 1, l’insertion d’ADN (y compris de plus de 20 lettres) si cet ADN provient d’un organisme qui aurait pu servir dans des croisements opérés par les sélectionneurs. Un choix, là aussi sans base scientifique, qui procède de l’idée fausse que si le produit aurait pu être obtenu (en théorie) par des méthodes « conventionnelles » – comprendre « naturelles » pour la Commission – alors ce produit ne nécessite pas d’évaluation des risques.
La proposition de loi votée au Parlement européen alourdit les contraintes
Le texte amendé du Parlement, voté le 7 février 2024, introduit à ne nombreuses reprises l’expression « Conformément au principe de précaution », ce qui laisse augurer des contentieux devant les Cours de justice, qui pourraient prendre argument que l’autorisation d’une lignée NGT n’est pas conforme à ce principe.
Pour illustrer par un seul exemple l’alourdissement des contraintes par le Parlement, citons que sont exclus d’office de la catégorie 1 les plantes tolérantes à un herbicide, par pure idéologie anti-pesticide, sans distinction au cas par cas (par exemple si la variété biotechnologique permet d’utiliser un herbicide plus respectueux de l’environnement que ce qui est pratiqué « conventionnellement »).
De plus, le projet de loi n’a obtenu, le 7 février 2024, qu’une courte majorité des eurodéputés (307 voix pour, 236 contre), ce qui encourageait à d’autres batailles de tranchées visant à bloquer les biotechnologies végétales. Ainsi, la gauche au Parlement européen a tenté à nouveau de faire rejeter ce texte, ce que le Parlement a rejeté par un vote le 24 avril.
L’Europe ne rattrapera pas son décrochage
390 produits issus des biotechnologies végétales (dans le jargon scientifique, on parle d’« événements » de transformation) ont été autorisés dans le monde depuis 1995. Dont seulement deux dans l’UE (dont un qui n’est plus commercialisé et l’autre uniquement cultivé en Espagne, un maïs résistant à certains insectes ravageurs, qui n’a plus besoin de traitement par des insecticides chimiques contre ces insectes).
Si l’on examine les brevets (comme reflet de la vitalité inventive dans un domaine, en l’occurrence biotechnologique), l’Europe est largement décrochée par rapport aux Etats-Unis et à la Chine (le lecteur est invité à voir la figure 1 de notre publication dans un journal scientifique, qui concerne les brevets basés sur la technologie NGT la plus utilisée). On peut parler d’un contexte idéologique en Europe en défaveur des brevets, et donc de l’innovation, au moins en ce qui concerne les biotechnologies. Les amendements introduits par le Parlement dans le projet de loi NBT en « rajoute même une couche » dans l’obsession anti brevets, alors que la législation sur les brevets biotechnologiques est équilibrée en Europe, et ne menace aucunement les agriculteurs (en Europe, les variétés de plantes ne sont pas brevetables, seules les inventions biotechnologiques en amont le sont ; l’agriculteur peut ressemer des graines, même de variétés issues des biotechnologies…).
Comme seule une petite partie des inventions potentiellement produites par les NGT pourront trouver grâce aux yeux de la législation européenne, on peut douter que la situation des biotechnologies s’améliorera significativement dans l’Union.
De plus, à l’heure actuelle, la législation sur les NGT est en panne faute d’accord du Conseil européen (c’est-à-dire des Etats membres). Les débats reprendront aussi au Parlement après les élections… On le voit, l’Europe, déjà dépassée par d’autres sur les NGT, ne semble pas pressée de sortir de son impasse.
*L’auteur de ces lignes n’a pas de revenus liés à la commercialisation de produits biotechnologiques. Ses propos ne sont pas une position officielle de ses employeurs.