Image d’illustration : le port de Bargny, Sénégal, à la nuit tombée. Une des 10 principales zones de départ vers l’Europe par la route des Canaries.
Une enquête sur la route des Canaries, aux frontières sud-ouest de la France et du continent européen.
Mauvais timing. Vendredi 7 juin dernier, le ministre de l’Intérieur prenait un arrêté pour rouvrir quatre cols des Pyrénées-Orientales fermés en janvier 2021 au nom de la lutte contre les trafics, l’immigration clandestine et le terrorisme. Dans le même temps, une note d’un service administratif de la place Beauvau témoignait d’une accélération de la pression migratoire sur les cinq départements de la frontière franco-espagnole, où « 4349 procédures pour étrangers en situation irrégulière » ont été engagées depuis le début de l’année. Aussi massif qu’irréfrénable, cet afflux de clandestins subsahariens est la conséquence directe de la politique d’ouverture migratoire espagnole, elle-même soutenue par l’accroissement de l’instabilité en Afrique de l’Ouest.
17.117 migrants ont accosté illégalement dans les îles Canaries ces six derniers mois, 259 % de plus qu’à la mi-2023
Dans son bilan semestriel sur l’immigration irrégulière publié début juin, le ministère de l’Intérieur espagnol constatait une augmentation de 136 % des entrées illégales par voie maritime par rapport au premier semestre de l’année 2023. Entre le 1er janvier et le 31 mai 2024, 20.854 migrants ont franchi clandestinement les frontières espagnoles par la Méditerranée contre 8.812 au premier semestre 2023. En six mois, le territoire espagnol a reçu, par la route de l’Afrique de l’Ouest, un nombre de migrants clandestins équivalent à celui du total de l’année 2021, et supérieur à celui du total de l’année 2022.
Première étape des migrants subsahariens sur la route méditerranéenne occidentale vers l’Europe, les Canaries ont supporté l’essentiel de ces arrivées clandestines. Au premier semestre 2024, 17.117 migrants avaient accosté illégalement sur les îles de l’archipel espagnol, 259 % de plus qu’à la mi-2023. Cette explosion migratoire prolonge une tendance amorcée en 2023, année où le nombre de migrants clandestins empruntant la route ouest-africaine avait bondi de 161 % par rapport à l’année précédente.
La route maritime qui relie les côtes ouest-africaines aux îles Canaries est désormais un axe majeur pour entrer illégalement en Europe de l’Ouest et rejoindre Madrid, puis Paris. C’est la troisième route migratoire entre les deux continents après la Méditerranée centrale et la Méditerranée orientale. C’est aussi celle dont le nombre de passages connaît la plus grande augmentation, d’une année sur l’autre.
Les villages de pêcheurs sénégalais et mauritaniens, des zones de départ qui attirent ceux que « rien ne retient » dans toute la sous-région
Fass Boye, Thiaroye, Bargny, Rufisque, Mbour, Joal ou encore Saint Louis pour le Sénégal, Nouadibou pour la Mauritanie. La majorité des lieux de départ des migrants ouest africains sont des petits ports ouverts sur l’océan Atlantique.
Si les Sénégalais sont majoritaires dans les pirogues en partance pour l’Europe, les clients des passeurs viennent de toute la sous-région ; ils sont Maliens, Gambiens, Sierra Léonais, Bissau-Guinéens, Burkinabè. La plupart d’entre eux ont entre 20 et 25 ans. Ils fuient la misère, l’insécurité, les massacres de Wagner et les pillages des djihadistes au Sahel, le durcissement des pouvoirs. « Des statistiques sont en train d’être réalisées au niveau national (…). Mais au niveau local, la première simulation faite nous a permis de retenir que 2500 personnes sont parties de Bargny. Parmi eux, des enfants, des adolescents.. on a beaucoup perdu. On avait pour projet d’accompagner les jeunes de Bargny à partir de 12 ans afin de suivre leur éducation jusqu’au Bac. Mais à quoi bon maintenant ? On ne voit plus l’impact. A Bargny, des jeunes qui ont des licences et des masters traînent comme les autres. Ils n’ont plus d’espoir, donc partent. D’autres s’en iront. Rien ne les retient » constate Youssou Dione, de l’ONG Amjob de Bargny.
Fait nouveau : depuis l’année dernière, on constate un nombre croissant de jeunes filles et d’enfants en bas âge parmi les émigrants clandestins. Entre juillet et novembre 2023, les pirogues sénégalaises ont transporté 559 bébés.
Les méthodes des barons de l’émigration clandestine
Interrogé par la rédaction, Ayoba Faye, journaliste-reporter spécialiste des questions migratoires et rédacteur en chef de Pressafric.com décrit les passeurs comme d’ « anciens pêcheurs qui se sont reconvertis ». L’émigration clandestine vers l’Europe représente une opportunité de pallier la diminution de leurs revenus halieutiques : « Avant quand les Sénégalais voulaient rallier l’Europe ils partaient soit par le Maroc, soit par la Mauritanie. Quand les pêcheurs sénégalais ont pris conscience de l’ampleur du trafic ils ont choisi de faire le voyage eux-mêmes. C’est 5 jours depuis le Sénégal, 3 jours depuis la Mauritanie. ».
Se figurer les passeurs sénégalais comme de simples pêcheurs qui ont changé de cargaison serait, en revanche, une erreur. Depuis 2006, année où les premières expéditions vers l’Europe ont été lancées, leur métier s’est professionnalisé. Aujourd’hui les passeurs sont des hommes d’affaires discrets, qui dirigent des réseaux très structurés et adaptent sans cesse leurs méthodes. Il existe des barons de l’émigration clandestine comme il existe des barons de la drogue.
Recherchés pour trafic d’êtres humains par les forces de défense et de sécurité du Sénégal, les passeurs prennent toutes les précautions possibles pour passer sous leurs radars. Ils ne communiquent jamais directement avec leurs clients. Ces derniers sont contactés sur des boucles WhatsApp ou à partir de groupes Facebook par leurs petites mains. Lorsque le nombre de places nécessaires pour remplir une pirogue est atteint (il varie de 50 à 100 individus en moyenne), les futurs passagers sont rassemblés dans des maisons situées dans des villages du littoral et attendent pendant trois ou quatre jours. C’est dans ces lieux qu’ils payent leurs traversées. Les prix varient du simple ou double selon les nationalités : 400 000 FCFA (600 euros) pour un Sénégalais, 1000000 FCFA (1520 euros) pour un étranger de la sous-région (Ivoirien, Malien…). L’opération se déroule au cœur de la nuit, le plus souvent entre 3 et 4 heures du matin. Les clients sont alors acheminés dans des petites barques jusqu’à la plage de départ où les attendent leur pirogue et un capitaine. A aucun moment au cours de ce processus ils ne rencontreront leur passeur.
Prendre la route des Canaries : un choix extrême, mais raisonné
Ces six derniers mois, 25 % des passagers qui ont embarqué dans ces conditions pour rejoindre les côtes européennes sont morts noyés au cours de la traversée. La route des Canaries est quasiment deux fois plus mortelle que l’année dernière, où 6 618 personnes ont péri en mer (14 % de l’ensemble des passagers clandestins de l’année 2023). Malgré sa dangerosité, elle continue à attirer chaque mois des milliers de volontaires. Des candidats au suicide ? Pas vraiment. Le désespoir, la misère, le sentiment de n’avoir plus rien à perdre n’empêchent pas les migrants de faire des calculs raisonnés.
Les ouest-africains qui veulent émigrer en Europe sans visa ont deux choix : la mer ou le désert. Pendre la route du désert, c’est d’abord prendre le risque de finir dans un camp de réfugiés au Maroc, en Libye, en Tunisie, ou d’être refoulé immédiatement à leur frontières sans chance de survie. Même dans le cas où ils parviendraient à contourner ces obstacles et à rejoindre les littoraux libyens et tunisiens, où se situent de nombreux points de passage vers les îles italiennes, ou bien à atteindre les enclaves espagnoles au Maroc de la Ceuta ou de Melilla, leurs chances d’arriver sains et saufs en Europe seraient encore réduites. Les frontières de la Ceuta et de Melilla sont surveillées par les forces de l’ordre du gouvernement espagnol et du gouvernement du royaume du Maroc ; prendre clandestinement la mer depuis l’Afrique du Nord représente un coût supplémentaire après la traversée du Sahara et s’y ajoute le risque de faire naufrage une fois en mer.
En comparaison, prendre la route des Canaries représente un choix plus sûr, plus rapide et plus efficace pour rejoindre l’Europe. Le risque de perdre la vie au cours de la traversée est très élevé, mais il est pondéré par la certitude qu’une fois arrivés à destination, leurs efforts n’auront pas été vains. La première étape de leur itinéraire européen pourra commencer.
La politique d’accueil du gouvernement espagnol et l’absence notable de programme de retour joue un rôle essentiel dans le calcul d’une stratégie migratoire
« Il n’y a pas de mesure de dissuasion du côté espagnol. Les pirogues ne sont pas refoulées. Les gens sont soignés. Ça rassure. » Ayoba Faye
Les autorités espagnoles ne refoulent pas les bateaux de migrants. Lorsqu’ils les repèrent à proximité des côtes ou à leur arrivée sur le littoral, ils les conduisent vers des centres de réfugiés aux conditions difficiles mais diamétralement opposées à la dureté et à la violence des camps de migrants nord-africains. Il y sont soignés, nourris, vêtus et leurs demandes d’asile sont traitées. A ce stade, le risque d’expulsion est minime. En 2023, un seul vol de rapatriement de l’Espagne vers le Sénégal a été répertorié. Il comptait une centaine d’individus, soit 0,2 % du total des migrants ouest-africains arrivés cette année-là par la route des Canaries. Aucun vol de cette nature n’a été documenté pour l’année 2024.
L’orientation de la politique d’accueil du gouvernement espagnol et l’absence notable de programme de retour avec le Sénégal jouent ainsi un rôle essentiel dans le calcul d’une stratégie migratoire. Dans ce contexte, l’approbation par le Congrès espagnol d’une initiative citoyenne appelant à la régularisation d’un demi-million de sans-papiers en avril dernier constitue un signal d’encouragement puissant envers les populations ouest-africaines désireuses de s’installer en Europe de l’Ouest. Dans un contexte d’instabilité économique et politique croissante en Afrique de l’Ouest, aux premiers jours de l’été, période où le climat est plus favorable aux traversées clandestines vers l’Europe, il ne fait pas de doute que ce message sera massivement entendu.
La politique migratoire française est directement impactée par la politique d’ouverture massive à l’immigration clandestine pratiquée en Espagne
Pour les migrants subsahariens, l’Espagne représente à la fois un pays de destination et un pays de transit vers la France. Aux pieds des Pyrénées, ils peuvent compter sur d’autres réseaux de passeurs solidement ancrés à l’extrême-est, en pays catalan, et à l’extrême-ouest, dans le pays basque, pour franchir la frontière franco-espagnole et contourner les contrôles aux frontières. Leur démantèlement est nécessaire, mais largement insuffisant pour contenir les flux croissants de migrants clandestins subsahariens qui tentent de rejoindre la France par la route des Canaries.
La politique migratoire française est directement impactée par la politique d’ouverture massive à l’immigration clandestine pratiquée en Espagne, comme elle est durablement subordonnée aux convulsions de la géopolitique méditerranéenne et africaine. Dorénavant, la maîtrise de nos frontières nationales implique non seulement de redéfinir notre diplomatie africaine, mais aussi d’installer un bras-de-fer avec l’Espagne, dont les choix politiques déterminent en partie la situation migratoire de notre pays.
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Chiffres tout simplement ahurissants
Chiffres tout simplement ahurissants