Rien n’était si propre, si moderne, si riche que ces bureaux McKinsey. Jeune diplômé, de retour des Etats-Unis, j’avais décidé de « faire du conseil ». Ne sachant rien faire de précis mais bardé de diplômes, n’ayant aucune idée sur ce que j’avais envie de faire non plus, il me semblait que j’étais en quelque sorte le candidat parfait. J’entamais mon second tour d’interviews – le processus d’embauche chez Mac est une sorte de parcours du combattant consistant en 5 à 10 entretiens, le but est probablement de bien s’assurer que la société recrute des clones.
J’avais mis pour l’occasion mon seul costume, moi qui n’en portais jamais, je vous prie de croire qu’il ne venait pas du tailleur le plus chic, ni qu’il était du dernier cri : mon costume était peut-être mon premier désavantage, mais je n’en avais absolument pas conscience et surtout ce n’était rien par rapport à ce qui allait suivre.
La secrétaire d’accueil, probablement quadrilingue, m’a fait donc fait pénétrer dans cette salle d’attente, très froide, sans aucun charme, mais où il était évident, car c’était là sa fonction, que tout avait coûté très cher. Murs blancs, canapés blanc, moquette blanche, une peinture au mur qui semblait tout droit sortie de la pièce « Art » de Yasmina Reza mais je ne pouvais pas encore la contempler avec humour, la pièce n’avait pas été écrite, tout ça pour vous dire que ça remonte à très loin.
La moquette ne venait certainement pas de St-Maclou, elle était très épaisse, jusqu’à ressembler plus à une fourrure qu’à une moquette. Je me suis assis sur le bord du canapé, il y avait déjà deux candidats qui attendaient, enfin je n’étais pas certain qu’il s’agissait de candidats, peut-être s’agissait-il d’observateurs. (Peut-être étais-je déjà un brin parano ou alors un brin précurseur, puisque le film « La Firme » n’était pas non plus sorti). Je leur ai donc souri, et après, finalement, c’était comme en Boum, tout le problème était d’avoir l’AIR détendu.
Il y a eu quelque chose d’étrange au bout de quelques minutes. Les candidats-observateurs me regardaient de façon bizarre, un peu comme si j’avais été transformé en cafard. Surtout, je me suis rendu compte qu’il y avait une sorte d’odeur pestilentielle dans la pièce, une odeur de merde pour tout dire. Et cette odeur pestilentielle, il faut bien le reconnaître, semblait avoir pour origine précisément l’endroit où j’étais assis. Et pourtant j’avais fait des frais et ma douche était toute récente, bien plus que mon costume. Alors, prenant l’air le plus détaché possible, j’ai regardé un peu partout, en haut, à droite, à gauche, puis finalement en bas, le bout de mes chaussures. Et je me suis rendu compte que sous ma chaussure vernie droite était accrochée une énorme bouse, immonde, de celles sur lesquelles on ne marche qu’une fois ou deux dans sa vie. Voilà, c’était comme ça, elle était vraiment accrochée à la chaussure, alors, regardant ailleurs, prenant toujours l’air le plus détendu possible, j’ai commencé à discrètement vouloir la laisser sous le canapé. Mais c’était assez compliqué, la crotte étant assez molle et ayant tendance à ne se détacher que partiellement. J’étais occupé à ce travail de (bas) fond, certainement pas la meilleure préparation possible à l’entretien depuis environ 3 minutes quand la secrétaire quadrilingue est entrée me chercher.
C’était évidemment une secrétaire de haut vol, probablement formée à n’avoir jamais l’air de s’étonner de rien comme Anconina dans Itinéraire d’un enfant gâté (film qui était bien sorti, lui) mais quand même son visage trahissait une légère surprise. Il faut dire à sa décharge que 10 mn plus tôt, elle avait quitté une pièce parfaitement propre, discrètement parfumée et que là, elle rentrait dans une atmosphère nauséabonde (ça puait vraiment) avec surtout, à mes pieds, un énorme étron, bien visible, et une longue trainée noirâtre, résultat de mes efforts de dissimulation, encore plus visible, qui se détachait parfaitement, je n’ose dire artistiquement, sur le fond immaculé de la moquette. En fait, j’ai compris qu’elle se demandait tout bonnement si je n’avais pas chié dans la salle d’attente – sans doute une première mondiale pour un candidat à l’embauche chez McKinsey.
Pour la rassurer sur ce point, j’ai donc grommelé un « C’est pas moi, c’est le chien » et, prenant l’air le plus détaché possible, ma chaussure et moi l’avons suivie pour mon entretien.