Créé en 2016 à la suite de l’élection de Donald Trump, le collectif Sleeping Giants (« Les Géants Endormis ») s’est fait connaître aux Etats-Unis en persuadant plus de 4 000 entreprises, telles que BMW, Ienovo, HP ou encore Kellogs, de retirer leurs publicités du journal conservateur américain Breitbart, qui a perdu, en trois ans, 90% de ses revenus publicitaires. Dans la foulée, ils ont aussi réussi à faire renvoyer l’animateur de Fox News Bill O’Reilly.
Leur méthode ? Le chantage à l’image. Le collectif Sleeping Giants interpelle les marques sur les réseaux sociaux afin d’obtenir le retrait de leurs réclames apparaissant sur les médias ciblés par le lobby. Très vite, cette initiative a été répliquée dans 11 autres pays et territoires, dont le Royaume-Uni, la France, le Canada et l’Australie. L’identité de leur fondateur, resté dans l’ombre, a été révélée en 2018 par le Daily Caller et confirmé par celui-ci. Il s’agit d’un certain Matt Rivitz, un rédacteur publicitaire basé à San Francisco inscrit au parti démocrate.
La police privée de la pub s’exporte en France
La section Sleeping Giants France a été lancée le 17 février 2017 soit trois mois avant les élections présidentielles. Contrairement au Royaume-Uni où les Sleeping Giants sont une association reconnue, qui propose des services à des marques, reçoit des subventions publiques et ne se dissimule sous aucun alias, leur organisation en France n’a pas d’existence légale, et leur site internet ainsi que leurs comptes X sont tenus par des personnes anonymes, dont la porte-parole est une certaine « Rachel ». Avec des méthodes aussi opaques, impossible de connaître les sources de financement et le profil des activistes. Puisque Sleeping Giants France se présente comme « une initiative citoyenne » mais ne produit aucun élément permettant de l’attester, on peut légitimement se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une initiative portée par des concurrents économiques, par un parti politique, ou bien par une combinaison des deux.
« Plus de 1000 annonceurs ont bloqué Boulevard Voltaire. » – Sleeping Giants France
Sleeping Giant cible les médias français selon leur idéologie, ainsi ceux considérés comme « toxiques » (sic) par le lobby se voient épinglés sur X. Ensuite, même mode opératoire que son grand frère américain : le collectif français aux 58 000 abonnés X interpelle les marques publiquement via leurs réseaux sociaux. Ainsi, les annonces de nombreuses marques comme SNCF Free, Macif Assurance ou Vinted, achetées sous la forme de packs publicitaires à des distributeurs comme Invibes Advertising, ne tardent pas à disparaître du site ou du journal visé lorsque l’enseigne cède à la pression du lobby. Enfin, le collectif remercie publiquement la marque épinglée qui a retiré ses annonces du média.
Non content d’harceler les publicitaires apparaissant sur ces médias, pour la plupart légaux, reconnus comme organes de presse et dotés de subventions publiques, le collectif s’ingère aussi dans l’audiovisuel en démultipliant les signalements à l’ARCOM au sujet de contenus essentiellement issus d’émission de C8, CNEWS, et d’Europe 1 (jusqu’aux jingles) et en incitant ses abonnés à signaler en masse certains extraits.
Le collectif se présente comme une vigie visant à « alerter les annonceurs de la présence involontaire de leurs annonces sur des sites extrémistes (légaux ou pas) ou diffusant massivement des fake news ou des idéologies haineuses. » En réalité, c’est l’ensemble des médias de droite nationale que le lobby abhorre, leurs cibles ne se situant que d’un côté de l’échiquier politico-médiatique. Ainsi sur X, Sleeping Giants se félicite d’assécher sites et journaux de droite en les privant de leurs revenus publicitaires tout en promouvant « Blagues Bloc » la nouvelle émission de Guillaume Meurisse sur Mediapart. Leur but idéologique est d’autant plus lisible sur le blog qu’il tiennent sur Mediapart : 7 articles dont 2 sur Bolloré leur dernière cible en date Médias Bolloré : l’économie circulaire de la désinformation (15 octobre), Bolloré veut-il tuer le JDD ? (7 octobre). Limpide. Leur porte-parole s’exprime d’ailleurs régulièrement sur France Inter, pour s’indigner toujours plus fort.
Le tableau de chasse de Sleeping Giants en France
« Le total des annonceurs français qui ont exclu des médias extrémistes est de plus de 2000. Bravo à eux, pour leur engagement, leurs valeurs et leur réactivité. » – Sleeping Giants France
Si le JDD, Valeurs Actuelles, CNEWS, C8, et Europe 1 sont leurs cibles favorites, bien d’autres médias ont déjà été asséchés de leurs revenus publicitaires. Ainsi, Causeur, Boulevard Voltaire, FranceSoir, TV Libertés, Breizh-info, Profession-gendarme, ou encore Planetes360 ont été contraints d’abandonner totalement la publicité programmatique.
Face à la guérilla privée lancée par le lobby Sleeping Giants, l’Union des Marques, qui représente plus de 1500 enseignes, a pris une position ferme. Jean-Luc Chetrit, directeur général de l’UDM, déclarait en 2017 : « La police, cela existe, la justice aussi : ce n’est pas le rôle d’associations, même avec les meilleures intentions, de s’installer comme censeurs ». Une position partagée par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM).
Des postures aussi vaines que les mises en garde du député LREM Florian Bachelier, qui alertait en 2021 les ministères de l’Economie et de la Justice sur les « méthodes illégales de ces activistes », et notamment sur leurs « conséquences sur les emplois de milliers de familles si les entreprises prises pour cible cèdent à ces pressions, s’empêchant de se développer librement, prisonnières d’un chantage à l’image ».
La seule riposte contre ces régulateurs auto-proclamés de la liberté et du pluralisme de la presse en France est venue d’une initiative privée, impulsée en 2021 : les Corsaires. Leur action consiste à diffuser des visuels et des éléments de langage type « Ne flanchez pas face à la censure » ou « Ne laissons pas notre liberté couler » sous les interpellations faites par les Géants Endormis sur la toile.
Sleeping Giants France n’ayant aucune existence légale, il est difficile de lui demander des comptes. Il est cependant possible de sélectionner les Sleeping Giants pour un prix du Festival international de la créativité à Cannes, comme en 2019, d’inviter ses représentants français à témoigner pour la commission Bronner diligentée par le président de la République en 2021 ou encore, de soumettre leur candidature pour le prix Nobel de la paix, comme l’a fait Eric Bothorel, député LREM, en février 2024. Il est donc, en France, des polices politiques qu’on tolère, et même qu’on encourage.