Grand entretien avec Alexandre Melnik, ancien diplomate et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, professeur de géopolitique à l’ICN BUSINESS SCHOOL (Paris, Nancy et Berlin), chroniqueur sur LCI. Il est notamment l’auteur de « Reconnecter la France au monde. La Globalisation, mode d’emploi » (Eyrolles – Atlantico, 2014) et « Le monde nous appartient. La géopolitique, c’est la vie » (Connaissances et Savoir, 2019).
Loup Viallet, directeur de Contre-Poison – Vous avez travaillé auprès de Mikhaïl Gorbatchev, écrivant pour lui certains de ses plus retentissants discours et concepts comme « La Maison Européenne Commune » ou « La nouvelle mentalité internationale ». Ils exprimaient la volonté de sortir du face-à-face militaire en Europe et de restructurer l’ordre international européen sur la base de coopérations multiformes et la défense d’un art de vivre européen, sans nier les différences entre Etats.
Le dernier dirigeant de l’URSS est mort le 30 août 2022, six mois après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine sur l’ordre de Vladimir Poutine. Le premier a précipité la fin de l’empire soviétique, événement qualifié par le second du « plus grande catastrophe du XXe siècle ». A tous égards, l’action politique du président le plus emblématique de l’histoire récente de la Fédération de Russie s’apparente à une nouvelle « contre pérestroïka » et une « contre glasnost ». Assistons-nous aux derniers soubresauts de la chute de l’URSS ou à la résurgence d’un empire ? Vladimir Poutine a-t-il entièrement et durablement pulvérisé l’héritage de Mikhaïl Gorbatchev ?
Alexandre Melnik – Je vais inscrire ma réponse dans le contexte historique d’évolution de l’URSS, à l’époque de la pérestroïka et de la glasnost, suivie de la réémergence de la Russie depuis décembre 1991. Cette évolution s’est déroulée sur fond de bouleversements géopolitiques, symbolisés par la chute du Mur de Berlin en novembre 1989.
Mikhaïl Gorbatchev fut le dernier dirigeant de l’Union soviétique, un empire composé de 15 pays, aux identités et trajectoires historiques différentes. Une construction bancale, dont le seul ciment résidait dans l’idéologie communiste. A part le communisme, imposé par Moscou, il n’avait rien en commun entre, par exemple, l’Estonie et le Kazakhstan, la Biélorussie et l’Azerbaïdjan.
Propulsé en 1985 sans aucune légitimité électorale au sommet de ce système communiste, déjà moribond, Mikhaïl Gorbatchev cherchait, au fond, à l’amender. C’était sa marque de fabrique. Néanmoins, en essayant de lui insuffler un nouveau souffle, il a précipité sa chute.
Paradoxalement, sa myopie géopolitique a été encouragée par certains leaders occidentaux, notamment François Mitterrand. Aveuglé par la « gorbimania » ambiante et saisi d’une étrange complaisance pour le système soviétique, dont il ignorait (ou ne voulait pas voir) les ressorts internes, l’ancien Président français encourageait Mikhaïl Gorbatchev, primo, à « garder l’URSS » pour éviter le risque de « balkanisation », et, secundo, à maintenir le cap sur la « réinitialisation du socialisme » dans son pays, quitte à rendre « orphelins » les socialistes européens.
La doctrine du dernier numéro un soviétique s’articulait autour de trois axes :
- Pérestroïka (littéralement, la reconstruction d’un mode de fonctionnement économique fondé sur l’absence de propriété privée)
- Glasnost (redonner la voix, « glas », à une société mutique, étouffée sous une chape de plomb totalitaire)
- Nouvelle mentalité internationale, à laquelle j’avais apporté ma modeste contribution.
Si la pérestroïka était, à mon avis, intrinsèquement, condamnée à l’échec, au vu des impératifs de l’économie moderne, démontrés par la chute du Mur de Berlin, la glasnost avait permis, en l’espace d’un interlude, un réveil de la société civile, vite anesthésiée à nouveau, hélas, dans la Russie de Poutine, depuis son arrivée au pouvoir en 2000.
Quant à la nouvelle mentalité internationale, dont le concept de « maison européenne commune » faisant partie, sa quintessence résidait dans la primauté des intérêts universels sur la lutte de classes. Autrement dit, la mise à jour de l’héritage philosophique des Lumières à la fin du XXe siècle. Une idée fascinante qui m’a enthousiasmé à l’époque.
Au lendemain du démembrement de l’URSS et la réapparition, sur ses ruines, de la Russie, Boris Eltsine, premier Président démocratiquement élu de toute l’histoire russe, a radicalement mis le cap sur l’amarrage de la Russie à la civilisation occidentale, avec ces deux fondamentaux : la démocratie (la Constitution russe de 1993 est rédigée sur le modèle de la Constitution française de la Ve République) et l’économie de marché, dont la brusque insertion supposait la privatisation tous azimuts, d’après les recettes libérales de « l’Ecole de Chicago ».
Or cette stratégie, lancée, sans aucune pédagogie et en l’absence de tout procès du communisme en tant que système criminel (le « Nuremberg du communisme » n’a jamais eu lieu) a engendré un ressenti d’humiliation chez la majorité des Russes, dans un pays privé de tradition démocratique.
Ce ressenti d’humiliation est devenu le terreau nourricier de l’ascension de Vladimir Poutine, qui s’est positionné dès le début et continue de se positionner aujourd’hui, comme le réparateur du ressentiment national, à l’exemple de Hitler à la suite du Traité de Versailles de 1919.
En synthèse, le concept de Poutine, censé « laver l’affront » de la décennie Eltsine, repose sur trois piliers.
D’abord, restaurer la « verticale de l’Etat », dans une Russie, où les disparités criantes ont éclaté au grand jour, au cours des années 1990, à cause des privatisations, perçues par la majorité de la population russe comme un hold-up, orchestré par le pouvoir.
Ensuite, récupérer ses zones d’influence dans l’espace post-soviétique que la Russie a perdues en 1991, en créant chez les Russes « le syndrome du membre fantôme » : la sensation douloureuse qu’on éprouve à la place d’un membre amputé, comme si celui-ci était toujours présente.
Enfin, se venger par tous les moyens de l’Occident supposé décadent, dépravé, vautré dans le vice et surtout accusé d’être la cause de l’effondrement de l’URSS et, plus généralement, de tous les maux russes.
En conclusion, Vladimir Poutine a installé en Russie une Contre-Réforme, face aux réformes, d’inspiration occidentale, menées maladroitement par ses deux prédécesseurs, Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine, et ce, dans un pays historiquement et culturellement balloté entre l’Europe et l’Asie, entre les tentations démocratiques et les pesanteurs despotiques.
Sur quelles fondations se tient le pouvoir de Vladimir Poutine en Russie ? Quelles sont ses faiblesses ?
Les fondations du pouvoir de Vladimir Poutine se résument en quelques mots clé : un Etat fort et centralisateur, le patriotisme, l’orthodoxie, le rejet de l’Occident et la prétention messianique russe, ancrée dans « l’ADN » culturel de ce pays, à savoir prendre à terme le leadership moral, à l’échelle planétaire, dans l’esprit de la théorie de « Troisième Rome », selon laquelle Moscou aurait hérité, après la chute de Constantinople, « deuxième Rome », en 1453 de la mission de protéger le message originel de Rome.
Ces fondations portent, en germe, leurs faiblesses.
Car l’Etat fort et centralisateur, dans un pays n’ayant connu que quelques parenthèses démocratiques, se transforme en Etat-Léviathan, un monstre dominateur, répressif, liberticide, mafieux, corrompu de la tête aux pieds, qui lamine la société civile et toute opposition au doxa du pouvoir.
Quant au patriotisme, il prend en Russie une forme d’exaltation irrationnelle de la terre natale, engendre une sorte de névrose obsidionale face aux ennemis imaginaires, accusés de l’intention de détruire l’identité russe, et vire à la haine d’autrui qui conduit aux violences et aux guerres, comme le démontre la barbarie russe en Ukraine.
S’agissant de l’orthodoxie, supposée donner du sens à la vie au-delà des contingences matérialistes, elle enfonce la population russe dans le fatalisme qui annihile tout espoir de changement.
Enfin, le prétendu messianisme panrusse n’est en réalité qu’un déni de réalité, qui condamne la Russie à être incomprise et isolée dans le monde global et interdépendant du XXIe siècle.
Mais la principale faiblesse des fondations du système de Poutine tient au fait qu’il est fondé sur le mensonge et la peur. Depuis le début de la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, la propagande russe a atteint les sommets de contre-vérités et la peur a pénétré dans tous les pores de la société.
Je suis persuadé qu’un régime politique qui a pour fondations le mensonge et la peur n’est pas viable à long terme. La chute du communisme le démontre.
Quelles continuités observez-vous entre la diplomatie soviétique des plus grandes heures de la confrontation avec l’Ouest et la politique extérieure de la Russie actuelle ?
Les diplomaties russe et soviétique convergent sur un point : l’opposition systématique par rapport à l’Occident, au sein duquel les Etats-Unis constituent la cible principale.
Cependant, la nature de cette opposition est différente.
A l’ère de la guerre froide, l’URSS combattait l’Occident avec l’arme de l’idéologie marxiste, une théorie occidentale. En revanche, la Russie post-communiste affronte l’Occident, en avançant en fer de lance une alternative civilisationnelle. La différence est qu’une idéologie équivaut à un dogme imposé par les élites dirigeantes à la société (et par conséquent peut varier au gré des changements de régimes politiques), alors qu’une civilisation reflète une certaine perception de la vie et de la mort, à l’origine d’une identité nationale qui transcende des vicissitudes de l’Histoire.
Il est par ailleurs évident que l’antagonisation, voire l’hystérisation par la Russie actuelle de sa confrontation avec le monde occidental se situe à un degré autrement plus élevé qu’à l’époque soviétique. La Russie de Poutine nargue l’Occident, elle va ouvertement au clash, tandis que l’Union soviétique utilisait une diplomatie plus feutrée.
Dernier point : la continuité de la diplomatie soviético-russe tient aussi à la survivance de la même pépinière, quasi-exclusive, des hauts cadres diplomatiques : le MGIMO (l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou), qui forme, si j’ose dire, les diplomates occidentalisés anti-occidentaux : ils parlent des langues étrangères et possèdent des expertises géopolitiques affûtées mais réfutent le concept, les valeurs et le « logiciel mental » de l’Occident. L’actuel ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergueï Lavrov, diplômé du MGIMO, en est un archétype, ainsi que l’actuel porte-parole de l’ambassade de Russie en France, Alexander Makogonov, intervenant souvent à la télévision française. Formé et formaté aussi au MGIMO, il fonctionne selon le même schéma mental, tout en appartenant à une autre génération.
Comment stopper la stratégie de la terreur et du chaos que le régime de Poutine développe par les armes aux frontières est (avec la guerre en Ukraine) et sud (avec le groupe Wagner-Africa Corps) de l’Europe ?
Vous avez raison de souligner que la stratégie de la terreur et du régime de Poutine ne se limite pas à une seule zone géographique ; elle est globale et protéiforme. Cette guerre hybride se déroule simultanément sur plusieurs fronts, même si l’ampleur de son ignominie en Ukraine (massacre de civils, déportations d’enfants ukrainiens, effacement de la carte de villes entières, etc.) ne saurait être comparée avec ses autres agissements.
Pour contrer les métastases de l’expansionnisme russe, ma réponse tient en deux mots : unité et fermeté.
L’unité de la famille occidentale qui doit se poser en s’opposant à l’attaque frontale du régime de Poutine contre ses valeurs fondamentales : liberté, démocratie, Etat de droit, dignité humaine. Se poser en s’opposant à cette nouvelle menace existentielle, comme ce fut déjà le cas de l’Occident après la Deuxième Guerre mondiale, confronté à l’expansion du totalitarisme soviétique.
La force de la riposte occidentale doit primer sur toute tentation de négociation avec le Kremlin, car on ne négocie pas avec un terroriste qui vous met un pistolet sur la tempe. On le stoppe. Par la force.
De toute façon, il faut toujours garder à l’esprit deux postulats de base. Le premier : tant que Poutine restera au pouvoir en Russie, la guerre continuera et même ira crescendo. Le second : Poutine ne s’arrêtera que là où il sera arrêté.
La Chine est le grand gagnant de la guerre en Ukraine. En aidant la Russie, elle contribue à subordonner son voisin et à détourner l’attention et les moyens militaires des américains et des européens loin de la mer de Chine méridionale. A quel point la Russie est-elle désormais vassalisée par la Chine ? Quelles sont les failles du « partenariat sans limites » entre Chine et Russie ?
L’erreur stratégique serait de mettre la Chine et la Russie dans le même panier, au vu du monde contemporain, global, interdépendant, interconnecté en permanence.
La Chine condense le temps dans sa fulgurante ascension en ce premier quart de XXIe siècle. Elle n’a pas besoin d’une guerre pour fortifier chaque semaine son nouveau rôle de co-leader (avec les Etats-Unis) de la globalisation économique.
Héritière de la plus ancienne civilisation en continu du monde qui compte plus de 7 mille ans d’histoire (d’après le livre de référence de Samuel Huntington « Le choc de civilisations »), elle n’a aucun intérêt au dynamitage par une violence gratuite et aveugle de l’ordre mondial existant, comme le fait la Russie, qui tient sa généalogie seulement du Xe siècle après Jésus-Christ. La Chine s’adapte, habilement, méthodiquement, au monde moderne, pour le pulvériser de l’intérieur, en lui imposant son tempo.
Pour illustrer cette tendance, je cite souvent le vieil adage de la sagesse multiséculaire chinoise : « ne cherche pas à punir violemment celui qui t’a offensé. Assieds toi au bord de l’eau, et bientôt tu verras passer son cadavre dans la rivière ».
La Chine, qui s’est réveillée au XXIe siècle, gagne les guerres sans faire la guerre.
Bien entendu, les régimes politiques autoritaires des deux voisins présentent des similitudes, ce qui explique le rapprochement de circonstance entre Pékin et Moscou, sur fond de guerre en Ukraine, mais leur relation économique est aujourd’hui totalement asymétrique. Elle ressemble à celle entre un suzerain et un vassal, au Moyen Age : le PIB chinois est 10 fois supérieur à celui de la Russie, et ce fossé entre les deux pays ne cesse de se creuser.
Si la Chine, forte de son attractivité pour les investisseurs, est en train de dépasser les Etats-Unis dans les technologies digitales de pointe, en premier lieu, dans le domaine crucial de l’intelligence artificiel, la Russie, elle, privée d’investissements et à court d’innovation, étouffe dans le carcan d’une économie archaïque, non-diversifiée, droguée aux exportations de matières premières et, depuis le début de sa guerre en Ukraine, orientée vers l’industrie de guerre.
Les deux guerres mondiales du XXe siècle ont été entraînées par la confrontation de deux systèmes d’alliances. Vivons-nous les prémisses d’une Troisième guerre mondiale en Europe de l’Est et en Asie du Sud-est, où l’on constate une escalade vertigineuse des tensions entre deux systèmes d’alliances ? Quelles sont les probabilités qu’un tel événement se déclenche ?
Je réfute l’amalgame entre les situations en Europe de l’Est et en Asie du Sud-Est, restant convaincu que l’avenir du monde se joue actuellement en Ukraine, où, en effet, rode le spectre d’une Troisième guerre mondiale. Pour éviter que ce spectre devienne réalité, l’Occident doit – enfin – prendre conscience qu’il s’agit là d’une guerre qui menace, en cas de victoire de la Russie, son existence, sa raison d’être.
Car l’Ukraine est le bastion, un avant-poste de l’Occident, son cœur ensanglanté qui continue à battre. Les Ukrainiens sacrifient leurs vies pour leur liberté et aussi pour la nôtre. Nous devons donc tout faire – et quand je dis et écris tout, je n’y mets aucune limite – non seulement pour que l’Ukraine gagne cette guerre mais pour que la Russie de Poutine la perde. Seule la défaite militaire de la Russie d’aujourd’hui pourrait ouvrir à ce pays un nouvel horizon constructif, à long terme. Dans cette perspective, l’Ukraine pourrait être l’avenir d’une Russie de demain.
Au fond, la civilisation occidentale est actuellement confrontée au choix suivant : gagner son combat en Ukraine, en sauvant la démocratie et la liberté, ou céder à l’agresseur, en devenant ainsi responsable d’une nouvelle guerre mondiale. Le choix entre renaître (à l’instar de la Renaissance de l’Europe au XVe siècle) ou disparaître.
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1 commentaire
ça fait plaisir de retrouver Monsieur Melnik ici. Très riche interview