L’État de droit n’est pas sacré. Tout système judiciaire doit avoir pour objectif de maximiser la justice qu’il produit et l’État de droit n’est qu’un outil au service de cet objectif. Seule la Justice est sacrée, au sens où elle est inscrite dans la conscience universelle et c’est relativement à elle qu’on mesure le degré de progrès ou de civilisation. Dire que l’État de droit est sacré, c’est confondre la fin et le moyen, c’est-à-dire se rendre coupable d’idolâtrie.
Le principe fondamental de l’État de droit est le refus de l’arbitraire et l’égalité de tous devant la loi. Les principes étant fixés et connus à l’avance, il assure que je suis jugé de façon équitable, exactement comme mon prochain. Le juge n’est chargé que de l’interprétation de ces principes – dont la réunion forme le corpus de la loi. Cette condition de relativité absolue (“juge ton prochain comme toi-même”) est bien indispensable à l’atteinte de la justice.
Le juge ne faisant qu’interpréter les textes de loi, la plupart des décisions de justice sont de nature procédurale et c’est pourquoi, si le système judiciaire fonctionne, on peut considérer que les décisions ne peuvent pas être critiquées. En France, jeter le discrédit sur une décision de justice est depuis longtemps une infraction, infraction commise de plus en plus fréquemment et de moins en moins poursuivie, signe très sûr de la déliquescence de notre système judiciaire.
L’État de droit en lui-même n’est évidemment pas suffisant et la qualité de la justice dépend évidemment du contenu de la loi elle-même, en particulier de son accord à la conscience universelle. Simone Weil écrivait que c’est relativement à cet accord qu’on mesure le progrès.
Il appartient donc aux textes de loi de résoudre les problèmes éthiques qui se posent à l’homme et la société. Chez les anciens hébreux ou dans l’Islam, la loi procède de Dieu et les religieux détiennent largement le pouvoir judiciaire. En France, la loi procède du peuple français, les principes éthiques étant largement influencés par notre histoire judéo-chrétienne, à commencer évidemment par la notion même d’État de droit, dont découle la condition de relativité que j’ai évoquée ci-dessus.
Ainsi doivent normalement être soumis au peuple français les choix fondamentaux sur son avenir, les choix éthiques qui représentent les “cas limites” du droit, ceux que les textes existants ne pouvaient envisager. Dans la mesure où depuis une quarantaine d’années, les Français ont été de moins en moins consultés sur ces cas, on peut dire que notre système est sorti de l’État de droit ou plutôt qu’il y a eu abus de l’État de droit.
Ainsi en est-il de l’abolition de la peine de mort, de l’adhésion au Traité Constitutionnel Européen, de la non consultation des français sur la politique migratoire, de l’extension du rôle du Conseil Constitutionnel ou de diverses décisions prises par le Conseil d’État… Ces choix auraient dû remonter aux citoyens, à qui on doit demander de se positionner non pas en partisans mais en philosophes, ou au Parlement. Ainsi quoi qu’on pense des décisions elles-mêmes, elles ont été prises contre l’état de droit. A l’inverse, la loi Veil sur l’avortement, votée par l’Assemblée suite à un débat exemplaire, est totalement conforme à l’esprit de l’État de droit.
La procédure de destitution du Président Macron constitue une perversion de l’État de droit. Car la loi précise que “Le Président de la République ne peut être destitué qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat.”. Qui peut en conscience nier la pleine capacité d’Emmanuel Macron ? Ainsi, les députés qui ont validé la procédure, se conduisant en partisans et non pas en philosophes, créent la confusion entre conscience universelle et esprit partisan. Seule la première relève de l’État de droit.
L’appel entendu si fréquemment depuis le 7 Octobre au “droit international” est aussi une perversion de l’État de droit, dans la mesure où celui-ci procède de l’ONU, lui-même majoritairement soumis à des États partisans, non démocratiques, qui prendront des décisions ne reposant pas sur la conscience universelle mais sur les intérêts de pays obscurantistes, voire terroristes et de dictatures. Ces sophismes doivent être dénoncés avec force car la confiance des français en l’état de droit, confondu avec la Justice, est telle qu’elle désarme souvent toute critique.
Il n’y a pas non plus d’État de droit sans force exécutive. Un des objectifs clés du système judiciaire est la protection des citoyens et si la décision du juge n’est pas mise en œuvre, l’État tombe dans l’anarchie, la violence interminable.
Ainsi non seulement Bruno Retailleau a philosophiquement raison lorsqu’il déclare que “l’État de droit n’est pas sacré” mais il est en quelque sorte en deçà de la réalité : en France, l’État de droit n’est plus, par défaut de la force exécutive. Les peines de prison sont édulcorées, raccourcies. Les zones de non droit pullulent. Les OQTF ne sont pas exécutées.
Le meurtre de Philippine a précisément mis en évidence de façon criante la faillite de l’État de droit et ceux qui s’indignent des déclarations du ministre de l’Intérieur crient d’autant plus au feu que, selon les termes du grand psychanalyste Winnicott, la catastrophe est déjà accomplie. L’effondrement tant redouté de l’État de droit a déjà eu lieu. S’ils crient si fort au scandale, c’est justement pour ne pas voir la vérité en face – très souvent, ils ont été les acteurs de l’effondrement.
Dans l’Orestie, Eschyle décrit de façon très profonde la création du premier système judiciaire. Clytemnestre assassine Agamemnon, Oreste tue Clytemnestre et l’aréopage – le jury – est créé précisément par Athéna, la sagesse, pour mettre fin au cycle de violence interminable. Un processus formel de vote est mis en place mais au dernier moment Athéna en modifie les règles en décrétant qu’en cas d’égalité de voix, Oreste sera acquitté. En sortant de l’État de droit, elle rend possible l’État de droit. Une part d’humain, une part de divin – appelons le “conscience universelle”, la conscience qu’il n’y a pas de justice purement procédurale, Eschyle en savait déjà plus que nous sur l’État de droit.
1 commentaire
Le droit à ses raisons que la raison ne semble pas connaître ?