Grand entretien avec Charles-Henri Colombier, économiste, directeur de la conjoncture de Rexecode.
Loup Viallet, directeur de Contre-Poison – Dans un entretien accordé au Monde il y a deux ans, l’économiste Michel Aglietta prédisait l’ « ascension du yuan à l’international » et « le déclin du dollar roi ». Cependant, cette thèse ne semble toujours pas se vérifier dans les faits. Le yuan demeure largement administré et le dollar reste le roi du commerce des hydrocarbures. Peut-on réellement se passer du dollar dans les échanges internationaux ?
La thèse du déclin international du dollar est un vieux serpent de mer. De fait, il représente toujours la monnaie de référence de plus de 80 % des transactions commerciales internationales et de plus de 60 % des réserves de change mondiales. S’il est vrai que la Chine pousse de plus en plus l’utilisation du yuan dans ses relations commerciales bilatérales et que la montée en puissance des sanctions américaines incite les pays du « Sud Global » à se dédollariser, la domination mondiale du dollar est loin d’être révolue. Elle repose notamment sur le rôle incontesté des bons du Trésor américain comme actif « sans risque » principal de l’économie mondiale.
Tant que la Chine n’aura pas accentué son ouverture financière, le yuan ne pourra pas se substituer en cela au billet vert. La principale menace pour la domination du dollar est sans doute interne et réside dans la lente dérive des finances publiques américaines. Le taux d’endettement public américain a en effet augmenté de 16 points de PIB depuis fin 2019 et les projections officielles du CBO anticipent encore une trajectoire nettement ascendante. A court terme, l’or apparaît comme le grand gagnant des craquellements de la confiance dans le dollar.
Des dizaines d’arguments ont été avancés pour prédire la fin de l’euro. La zone euro n’est pas et n’a jamais été une zone monétaire optimale, la crise des subprimes de 2008 puis la crise de la dette grecque devaient l’emporter, la désindustrialisation des pays du sud de l’Europe devaient les inciter à en sortir. Quel bilan tirez-vous des 25 ans de l’euro, à l’aube des élections européennes ?
Ne négligeons pas les progrès de l’euro en vingt-cinq années d’existence, notamment en tant que monnaie de réserve alternative au dollar. Mais sa place dans les échanges commerciaux et financiers internationaux plafonne clairement depuis plusieurs années. Pour franchir un palier, il faudrait sans doute qu’un cap décisif soit passé vers la constitution d’un actif sans risque européen et donc la mise en place d’un endettement commun plus significatif, idée soutenue par la France mais pas par l’Allemagne.
A minima, la formation d’une véritable union des marchés des capitaux, passant par une harmonisation européenne des réglementations financières nationales, permettrait de donner davantage de poids à l’euro. Plus largement, le constat de vingt-cinq années de monnaie unique ne peut être que mitigé. Certes, il existe aujourd’hui un consensus fort pour rester dans l’euro, près de 70 % des citoyens européens considérant qu’avoir l’euro est une bonne chose pour leur pays selon l’enquête Eurobarometer.
Certes, les institutions européennes ont appris des erreurs commises lors de la crise des dettes souveraines européennes en 2011-2012 et ont su gérer les crises successives de la Covid-19 et de la guerre en Ukraine sans accentuer les divergences intra-européennes. Mais force est de constater que l’union monétaire n’a pas délivré les promesses de prospérité espérées, et que le décrochage par rapport aux Etats-Unis en termes de gains de productivité, et donc aussi de niveau de vie par habitant, continue de s’accentuer.
Y-a-t-il des limites à la croissance ?
Comme le malthusianisme au dix-neuvième siècle, les théories de la décroissance sous-estiment l’impact potentiel de l’innovation, alors agricole et industrielle, aujourd’hui énergético-climatique, sur le modèle de croissance et ses externalités. A eux seuls, un recul ou une limitation du PIB ne seront jamais suffisants pour neutraliser les émissions nettes de carbone de l’humanité. L’innovation technologique est cardinale pour réussir la transition climatique, or les investissements massifs qu’elle suppose se motivent essentiellement par des perspectives de croissance. Le côté séduisant pour l’opinion publique des thèses malthusiennes tient sans doute à leur caractère en apparence logique, tandis qu’anticiper le potentiel de l’innovation suppose des de penser des changements de paradigme moins intuitifs.
L’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est-elle toujours strictement proportionnelle à la croissance de la production des biens et des services ?
Il existe évidemment une corrélation entre la croissance de la production et la progression des émissions de gaz à effet de serre. Mais l’intensité du PIB en carbone peut évoluer significativement avec le temps, et elle baisse dans les économies avancées et en Chine, bien heureusement. Pour produire 1000 dollars de PIB, on émettait 175 kilos d’équivalent CO2 dans l’Union européenne en 2021, contre près de 500 kilos en 1985. On voit bien que l’impact de la baisse de l’intensité en CO2 du PIB, largement lié à l’innovation, dépasse de beaucoup les effets de la stricte croissance du PIB.
Peut-on décarboner l’économie en régime de décroissance ?
Pour les raisons évoquées précédemment, les investissements massifs indispensables pour décarboner nos économies ne pourront se produire qu’à la condition qu’ils s’accompagnent de perspectives de croissance. C’est pourquoi Rexecode plaide pour une politique de l’offre pour le climat, supposant une orientation accrue de l’épargne vers les investissements climatiques. En revanche, il est probable que sur le moyen terme la transition climatique ait bien un coût en termes de croissance, car l’obsolescence accélérée du capital historique freine l’offre potentielle de l’économie.
Faut-il anticiper un découplage de l’économie chinoise avec les économies de l’Union européenne et des États-Unis, dont de nombreux marchés sont devenus dépendants des importations chinoises ?
Pour l’instant, le découplage économique entre la Chine et les économies occidentales est moins substantiel que ce que les discours et certaines statistiques pourraient laisser penser. Le poids de la Chine dans la production industrielle et les chaînes de valeur mondiales est tel qu’il faudra de nombreuses années pour pouvoir s’en affranchir. La réduction bien visible des flux commerciaux bilatéraux s’accompagne d’une montée en puissance de pays de transit, comme le Vietnam ou le Mexique, par lesquels passent les fournisseurs chinois. La France fait plutôt partie des pays de l’UE dont les importations depuis la Chine représente le poids le plus limité lorsque rapporté au PIB, loin derrière les Pays-Bas.
Mais il existe une autre forme de dépendance à la Chine, celle passant par les exportations. De ce point de vue, l’Allemagne, si elle voit ses exportations directes vers la Chine se réduire, continue d’enregistrer des revenues d’investissement directs très importants liés à l’activité de ses firmes dans l’Empire du Milieu, d’où notamment une volonté de confrontation beaucoup plus timide que celle de la France.
Pourquoi l’UE ne suscite-t-elle pas de champions industriels ?
La montée en puissance de champions européens, qui aurait dû accompagner le développement du marché unique, marque clairement le pas, la réussite d’Airbus ayant fait peu d’émules. C’est un enjeu important car la taille moyenne des entreprises européennes est nettement inférieure à celle des entreprises américaines, ce qui peut expliquer par de moindres effets d’échelle et d’innovation les plus faibles gains de productivité enregistrés en Europe.
Le bât blesse particulièrement dans la constitution de champions européens du numérique équivalents aux GAFAM, lesquels sont dans une certaine mesure des monopoles naturels. Au-delà de la politique de concurrence européenne, la moindre capacité à canaliser l’épargne vers les fonds propres des entreprises à fort potentiel contribue à expliquer cet échec.
« Faire émerger des champions européens est à notre portée » Fabrice Le Saché, VP du Medef
Comment évaluez-vous les impacts respectifs des élections européennes et américaines sur l’économie mondiale ?
Étant donné le poids politique réel mais limité du Parlement européen, les élections américaines auront évidemment un impact nettement supérieur aux élections européennes. Ces dernières ont surtout pour enjeu de mesurer le poids respectif des forces fédéralistes et souverainistes, déterminant pour l’éventuelle reconduction du plan de relance européen au-delà de 2027. Côté américain, il existe des invariants quel que soit le résultat des élections, à commencer par la politique de confrontation croissante avec la Chine. Mais une élection de Trump aurait des effets potentiellement sérieux en termes de désengagement militaire et géopolitique américain de l’Europe, ainsi que de durcissement de la politique commerciale transatlantique.