Grand entretien avec Charles Degand, « l’homme aux 500 levées de fonds ». Entrepreneur et business angel français, président d’Angelsquare, il répond aux questions de Contre-Poison sur l’état du financement de l’innovation en France.
Loup Viallet, directeur de Contre-Poison – La tech n’est pas un secteur à part : l’innovation concerne tous les pans de l’économie. Quant à ce qu’on appelle « l’économie numérique », elle n’est pas immatérielle et s’adosse a des infrastructures physiques. Cependant, la tech se distingue aussi par une sociologie et des pratiques à part dans l’économie française. J’aimerais comprendre à quel point les préoccupations d’un investisseur qui opère dans la « nouvelle économie » peuvent se différencier – ou rejoindre – celles d’un praticien de l’économie traditionnelle.
Certes la tech n’est pas un secteur à part, et une startup est in fine une entreprise comme les autres. Mais le modèle de développement d’une startup est particulier et donc la démarche d’investir en startups est très singulière par rapport aux investissements dans l’économie traditionnelle.
Tout d’abord, l’attractivité technologique d’un pays commence par la qualité et la densité des acteurs nationaux qui constituent l’écosystème startups : les investisseurs étrangers n’arriveront que si un écosystème technologique est mature, c’est-à-dire si les créateurs d’entreprises sont bien formés, s’ils disposent d’ingénieurs de qualité et en quantité, si des fonds d’amorçage sont disponibles au début de la vie des startups (que ce soit des fonds privés, via des Business Angels ou des Family Offices, ou des fonds publics, via des subventions, prêts ou fonds BPI).
Si ces cases sont cochées, l’écosystème technologique d’un pays sera attractif. Ensuite, les investisseurs seront sensibles à la taille du marché national, à l’existence de grands groupes ou de grands fonds d’investissement capables de racheter des startups, à la « culture économique nationale » qui facilite l’internationalisation des startups (par exemple, les startuppers français ne sont pas connus pour leur capacité à se projeter rapidement à l’international, là ou des startuppers hollandais, suédois ou israéliens concevront dès le départ leur projet comme mondial).
La fiscalité rentre finalement assez peu en ligne de compte (sauf si elle est confiscatoire évidemment). En revanche, s’il est trop complexe administrativement et réglementairement d’investir dans une startup étrangère, les investisseurs se tourneront vers d’autres pays.
Comment définiriez-vous les marqueurs de réussite d’une startup ?
Une startup réussit le jour où elle est devenue une entreprise qui grandit, viable et profitable !
L’ère de l’argent gratuit s’est refermée. Aucun desserrement des taux ne semble envisagé par le conseil des gouverneurs de la BCE. Autrement dit, les taux d’intérêts vont rester élevés. Comment avez-vous vécu ce changement de l’intérieur ?
La hausse des taux, ainsi que les multiples facteurs d’incertitude nationaux et internationaux (instabilité politique en France, élections américaines, guerre en Ukraine…) sont autant d’éléments qui ont calmé l’enthousiasme des investisseurs en startups.
La chute des montants levés s’est en effet immédiatement fait ressentir sur les séries B et C (c’est-à-dire les levées supérieures à 20 M€), qui sont devenues rares. Sur l’amorçage, nous avons aussi senti un ralentissement : des levées plus petites, qui mettent plus de temps à se clôturer. Mais point positif : les valorisations sont un peu redescendues !
Avant la hausse des taux, le critère-roi qui permettait de définir le succès d’une entreprise technologique était la valorisation. Pour beaucoup d’entrepreneurs de la tech, le graal était d’accéder au statut de Licorne, startup valorisée à plus d’un milliard d’euros. Les annonces de levées de fonds spectaculaires demeurent encore des marqueurs de réussite mis en avant sur LinkedIn, dans Maddyness ou dans l’espace « tech » des Echos. Cette culture de la glorification du financement est-elle véritablement utile pour ces entreprises ?
J’ai toujours été très dubitatif quant à la pertinence de mesurer le succès d’un écosystème startups à son nombre de licornes. Que de l’argent soit investi massivement dans les startups est une excellente nouvelle pour notre pays. Mais que les pouvoirs publics, à commencer par le président lui-même, mesurent le succès de la startup nation au nombre de licornes qui en émergent, me parait très problématique.
Que les pouvoirs publics, à commencer par le président lui-même, mesurent le succès de la startup nation au nombre de licornes qui en émergent, me parait très problématique
Non seulement elle n’est économiquement pas viable, car l’argent investi dans une startup française à de telles valorisations ne pourra jamais être rentable (pour rappel, les valorisations moyennes de cessions de startups françaises est entre 20 et 40M€, donc bien loin des licornes !), et donc la boucle du financement de la Frenchtech s’enrayera si les investisseurs ne retrouvent pas leur mise. Mais d’un point de vue politique, ça entretient l’image d’un écosystème économique à part, privilégié par les pouvoirs publics qui le chouchoute financièrement et médiatiquement, qui ne serait pas régi par les principes élémentaires de l’économie. Ca me parait dangereux sur le long terme.
Comment définiriez-vous un champion de la tech ? Est-ce la taille qui compte ? La rentabilité ? A-t-on des champions français au sens où vous l’entendez ?
La taille compte, bien sûr. On peut selon moi dire qu’un champion de la tech est une société technologique qui est passée par les étapes de développement classique d’une startup, qui a trouvé son modèle économique, qui a atteint la rentabilité et est devenue une référence de son secteur. OVH, Doctolib et Blablacar sont des exemples à suivre !
Début février, les 27 Etats membres de l’UE ont adopté l’IA Act. Estimez-vous que l’Europe s’est tirée une balle dans le pied ou que notre continent « va devenir le meilleur endroit au monde pour faire de l’intelligence artificielle », comme le soutient Thierry Breton ?
Je ne suis pas un grand fan des innovations réglementaires qui contraignent un secteur balbutiant, ou tout reste à faire.
J’entends souvent le dicton qui dit que « les USA inventent, l’Asie copie, l’UE réglemente ». Je suis assez d’accord, et je trouve ça dommage .
Plus largement, quels sont les plus grands freins à l’innovation en France et en Europe ? Comment se maintenir en tête dans la compétition technologique face à la Chine et aux Etats-Unis ? En emprunte-t-on la direction ?
Votre question concerne-t-elle la France ou l’Europe ? Car ce ne sont pas les mêmes enjeux. A mes yeux l’Europe de l’innovation n’existe pas, donc je ne saurais pas vous répondre pour l’Europe.
Pour la France, en revanche, je peux ! Notre pays a énormément d’atouts pour devenir (ou rester ?) une grande puissance technologique : qualité de notre système d’éducation secondaire et de nos infrastructures, culture entrepreneuriale, pouvoirs publics qui soutiennent, marché intérieur important qui permet à une startup d’atteindre une taille critique avant même de s’exporter…
Le seul problème à ce jour est le peu de rachats de startups françaises par des grands groupes ou des fonds d’investissement. Or si les investisseurs ne retrouvent pas leur mise, en revendant leurs parts de startups, la frenchtech ne peut pas perdurer. Croisons les doigts pour que ça s’améliore !
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