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Faire légion : entretien avec Rodolphe Cart

par La Rédaction 7 juillet 2025
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Journaliste et essayiste, Rodolphe Cart est l’auteur de Georges Sorel, le révolutionnaire conservateur, La menace néoconservatrice, Faire Légion, Feu sur la droite nationale !…

 

Loup Viallet : Dans l’un de vos deux derniers ouvrages, vous fustigez les néo-cons. À quel point leur idéologie domine-t-elle le champ politique français ?

Rodolphe Cart : Depuis la deuxième guerre d’Irak en 2003, ce qualificatif revient constamment sans que l’on sache bien quoi mettre derrière ce mot. S’il faut admettre que ce courant de pensée soit profondément américain – comme nous l’a montré Justin Vaïsse -, il faut aussi reconnaître qu’il existe, dans notre pays, une histoire propre du néo-conservatisme.

Depuis François Ier jusqu’à la politique d’indépendance de Charles de Gaulle, en matière internationale, la tradition française s’est fondée sur la recherche de l’équilibre des forces et des intérêts mutuels. De Gaulle et ses successeurs avaient compris l’importance d’avoir une position autonome pour incarner une troisième voie au milieu des deux blocs hégémoniques de l’époque (USA et URSS).

Mais, depuis Sarkozy, les présidents français adoptent ouvertement la doctrine atlantiste. « En suivant scrupuleusement Washington sur tous les dossiers stratégiques, de l’Ukraine au Proche-Orient, Paris lie son destin à celui d’une puissance déclinante et contestée », explique Benoît Bréville.

Malgré quelques inflexions de Pompidou à Chirac, la parenthèse gaullienne est close depuis que le centre droit et le centre gauche, réunis bien avant Macron et son bloc d’extrême centre, ont rejoint la « synthèse atlantiste de la démocratie chrétienne et du social-libéralisme ». Un symbole ? Le Quai d’Orsay. « Que ce soit Alain Juppé ou Laurent Fabius, écrit Hadrien Desuin, la dévolution stratégique concédée par le Quai d’Orsay a été menée avec d’autant plus de facilité qu’elle s’est légitimée d’une parfaite convergence avec la doctrine wilsonienne qui est de mise dans la Commission européenne et au sein de l’OTAN. À savoir, la priorité accordée à l’édification d’une sécurité collective dérivant du droit international et la recherche d’une paix perpétuelle découlant d’une ligue des démocraties. »

On peut décrire la ligne des néo-conservateurs français de cette manière : une volonté de rupture des relations avec Moscou ; une position pro-israélienne au détriment de la politique arabe ; les soutiens à l’OTAN et l’Union européenne. Aussi si nous utilisons le mot de « mouvement », c’est bien parce qu’il n’existe pas de « complot souterrain » mais plutôt des faisceaux de forces, de personnes et de médias, qui, bien qu’elles puissent se concurrencer, savent aussi s’aligner lorsqu’il le faut. On peut alors parler de logique des ensembles flous où les intérêts matériels et moraux des « puissants de l’Occident » – les industriels, les services de renseignement, les médias dominants, l’intelligentsia, certaines ONG ou fondations – se rejoignent.

 

Loup Viallet : Y a-t-il des guerres justes pour le souverainiste que vous êtes ?

Rodolphe Cart : Je suis partisan de la ligne « Qui dit humanité veut tromper ». Quand un État combat son ennemi au nom de l’humanité, du monde libre, de la Justice, ou de je ne sais quelle autre billevesée, alors on sort du champ politique. Or, si on prend la manière dont doit être dirigé un État, seul le champ politique intéresse le souverainiste. Car dans le cas contraire, comme le dit Carl Schmitt, il s’agit alors « d’une guerre dans laquelle un État cherche à accaparer un concept universel face à son adversaire, pour s’identifier à ce concept aux dépens de l’adversaire, de même que l’on peut abuser de la paix, de la justice, du progrès, de la civilisation pour les revendiquer pour soi et les dénier à l’ennemi. Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes […] ».

Étant avant tout un nationaliste, je m’oppose de facto à tous les impérialismes et aux universalismes. Le droit international doit être seulement fondé sur l’équilibre des puissances et les principes de souveraineté, et non sur des motifs autres (humanitaires, universalistes, droit-de-lhommiste, etc.) qui entraîneraient nécessairement une criminalisation de l’adversaire.

C’est pour cela que je suis aussi profondément illibéral, et encore plus concernant les relations internationales. La pensée du droit international de démocraties libérales et occidentales est un pur mensonge. Le fait de condamner la guerre pour ensuite, lorsqu’il faut intervenir, parler d’opérations de police internationale, de maintien de l’ordre mondial ou d’interventions humanitaires, me paraît être la pire des supercheries.

 

Loup Viallet : Comment en êtes-vous arrivé à écrire sur Georges Sorel ? Pourquoi lire Sorel aujourd’hui ? Quels sont les concepts de Sorel qui vous ont le plus parlé ?

Rodolphe Cart : Au-delà de Sorel, c’est l’époque dans lequel ce dernier a vécu qui m’intéresse (fin XIXe – début XXe). Pour moi, elle représente une période d’interrègne au sens où Grasmci l’entendait. Comme l’expliquait le marxiste dans ses Cahiers de prison : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Je n’ai bien évidemment pas besoin de revenir sur la correspondance avec notre présent.

C’est cette entrée dans la politique moderne – avec ces balbutiements, ces retours et ces bonds conceptuels comme historiques – qui m’a toujours fasciné. Avènement de la société industrielle, métamorphose des institutions politiques, ébranlement de la science et transformations des peuples et des nations, tous ces événements s’influencent et se mélangent dans un chaos européen qui déterminera tout le XXe siècle. Sorel est le penseur de ces changements, à travers différents concepts comme la violence, le mythe mobilisateur, ou sa critique du progrès et la nouvelle élite qu’est la bourgeoisie.

 

Loup Viallet : Pourquoi Sorel, qui fut pourtant qualifié par Julian Freund de « probablement le plus grand théoricien politique français depuis la fin du XIXe siècle » est-il aussi absent du débat d’idées de nos jours ?

Rodolphe Cart : Sa critique implacable de la bourgeoisie et du système parlementaire a influencé l’ensemble des militants anti-démocratiques de son époque, de gauche comme de droite. Chacun pouvait trouver dans sa critique radicale des compromissions partisanes, politiques et sociales, la matière qui pouvait lui servir ensuite pour asseoir une position réactionnaire (donc plutôt de droite), voire révolutionnaire (donc plutôt de gauche), qui valorisait l’apparition d’un ordre nouveau. Mais me fait que l’on puisse le qualifier de révolutionnaire conservateur montre la difficulté que l’on rencontre pour se prévaloir de sa pensée. Sa proximité avec des personnages aussi opposés que Lénine ou Mussolini peut aussi expliquer cette « réticence » de nos contemporain à s’en revendiquer.

Il est vrai que Sorel, en 1922, a défendu Lénine contre les politiciens « démocrates » ; car, pour lui, le Russe incarnait « le marxisme en action, le marxisme vivant, ressuscité de la décomposition du socialisme parlementaire ». Tandis que les hommes politiques européens représentent l’effacement du sublime et la haine pour les « hommes supérieurs », Lénine se présentait comme la figure qui les ramenait à leur médiocrité, leur bassesse. La reconnaissance entre les deux hommes n’est pas pour autant réciproque, puisque l’auteur de Que faire ? décrit Sorel pour un « esprit brouillon ».

Concernant Mussolini, la relation est différente. En 1922, Mussolini déclare au journal espagnol A. B. C. : « Pour moi, l’essentiel était : agir. Mais je répète que c’est à Georges Sorel que je dois le plus. C’est ce maître du syndicalisme qui, par ses rudes théories sur la tactique révolutionnaire, a contribué le plus à former la discipline, l’énergie et la puissance des cohortes fascistes. » En règle générale, on peut même dire que c’est en Italie, et même avant la France, que les thèses soréliennes vont être le plus reprises. Déjà bien imprégné de nietzschéisme, tout le mouvement syndicaliste et révolutionnaire italien va s’abreuver de l’éloge de la violence et de la guerre de Sorel.

 

Loup Viallet : Georges Sorel a été très critiqué pour son éloge de la violence, présentée comme un processus de régénérescence morale. Quel cheminement emprunte-t-il pour penser l’exercice de la violence comme une source de moralité ? Peut-on vraiment transposer sa réflexion, qui s’articule autour de l’existence politique du prolétariat au précariat d’aujourd’hui, considérant que le mouvement des Gilets Jaunes a échoué ? 

Rodolphe Cart : Bien avant Carl Schmitt, Sorel met le doigt sur un élément fondamental de la politique : la question de l’ennemi, du conflit. S’il reprend les thèses marxistes de la lutte des classes, Sorel approfondit ce concept en y ajoutant d’autres perspectives (la question de la violence et du mythe). Tout cet ensemble lui permet d’élaborer une caractérisation du « bloc bourgeois » (idéologie du progrès + classe détentrice des moyens de production + promotion libérale du compromis et de la démocratie représentative) beaucoup plus descriptive que la simple opposition de classe. Un exemple : quand Sorel se fait le promoteur d’une certaine violence de l’action, il le fait constamment avec cette arrière-pensée de la visée politique que cet engagement produit pour le corps social. Rien n’est gratuit chez lui, et il faut garder à l’esprit qu’il conserve toujours ce souci de l’efficacité sur l’avancement du projet révolutionnaire.

Les derniers évènements (réforme des retraites, émeutes urbaines, révolte des paysans) nous ont encore démontré que le concept de violence était central pour penser nos sociétés actuelles. « Il ne s’agit pas ici de justifier les violents, écrit Sorel, mais de savoir quel rôle appartient à la violence des masses ouvrières dans le socialisme contemporain. » Pour le normand, une fonction importante de la violence était celle de « lever le voile » sur la société du bien-être, du compromis libéral et du statu quo – éléments dont doit se prévaloir, à mon avis, tout mouvement de révolte contre le système qui domine aujourd’hui le peuple français.

C’est aussi la vision de Sorel qui nous permet d’avoir un œil critique sur les émeutes des hordes barbares et islamisés que nous venons de connaître. Sans pour autant nous faire les défenseurs de la République et du système en place, la vision sorélienne rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste (anti-français), apte aux pillages et à l’affirmation de prise de territoires. Sans un caractère politique bien défini, ces violences ne sont en réalité que contraires aux intérêts du peuple populaire et du pays réel. En effet, à la suite de ces débordements, le système va profiter de la situation pour mettre en place des mesures de surveillance et de coercitions qui seront, demain, utilisées contre de possibles soulèvements de « notre camp ».

 

Loup Viallet : Quels écrits et concepts de Sorel pourraient contribuer à renouveler le monde des idées de droite aujourd’hui ?

Rodolphe Cart : Sorel nous montre bien l’importance du mythe dans les mouvements de masse. Nous ne pouvons échapper à cette nécessité de constituer un nouvel univers mental pour pousser nos contemporains à l’action. Le mythe est une arme sociale, une pratique mise en place par ses promoteurs dans une lutte journalière. Il est le seul capable de faire apparaître, pour un mouvement politique, cette dyade de la réussite ou de la mort. Sans l’apparition d’un tel phénomène, toute volonté de changement social demeurera un vœu pieux. Préférant me présenter comme un nationaliste que comme une homme de droite, je dirais que c’est ce mythe qu’il manque aujourd’hui aux nationalistes français.

 

Loup Viallet : Comment peut-on être à la fois socialiste et anti-progressiste, syndicaliste et conservateur ?

Rodolphe Cart : Prenez son conservatisme. Sorel est un disciple de Proudhon ; or, le philosophe originaire de Besançon était connu pour son conservatisme en matière de mœurs (mariage, rôle de la femme et du père de famille, célébration du bon sens paysan et ouvrier). Sorel marche dans les pas de son maître et reconnaît, dans la figure du soldat-laboureur romain, dont Virgile nous contait déjà la rigueur morale, un exemple de vertu à imiter pour les ouvriers. Cela nous renseigne sur ces considérations. C’est aussi pour que cela que Sorel attaque les socialistes de son temps qui se font les promoteurs de la libération sexuelle, du délabrement des mœurs. Au contraire d’eux, Sorel veut renouveler la morale traditionnelle pour la mettre au service des intérêts du prolétariat industriel.

Pour le côté révolutionnaire, n’oublions pas que Sorel est avant tout un marxiste – même s’il remet en cause certaines thèses. À la suite de l’auteur du Manifeste du parti communiste, il fait le constat suivant : seule la lutte du prolétariat – portée par valeurs positives d’héroïsme et de puissance – contre la bourgeoisie falote peut sauver la France, et même plus largement l’Europe, de la dégénérescence civilisationnelle. Pour lui, la modernité libérale de l’idéologie du progrès et de la tolérance a affaibli l’élite française dans des proportions insoupçonnées. Il n’y a donc que le prolétariat guerrier qui demeure, à ses yeux, capable de relever la société. Il faut alors renverser la « décadence de la bourgeoisie », et seules la violence et la révolution prolétarienne peuvent accomplir cette tâche.

 

Loup Viallet : À quel point Sorel a-t-il influencé votre pensée politique ? Je pense notamment à votre ouvrage Faire Légion, dans lequel vous développez un mythe mobilisateur.

Rodolphe Cart : Une des problématiques du nationalisme consiste à produire des phénomènes de masses. Or, Sorel se rend compte que tous les mouvements de masse de l’histoire des sociétés humaines n’ont été possibles que lorsque les individus étaient plongés, et cela avant même la mise en action, dans un univers mental qui les poussait à prendre telle ou telle décision. Ce rôle du mythe consiste à propager des images mobilisatrices dans des groupes humains, pour ensuite les faire réagir lors des évènements.

Autre aspect nécessaire au combat politique : la question morale, qui est sans aussi l’un des rares fils rouges de la pensée sorélienne. Pour lui, la classe dirigeante bourgeoise et républicaine a échoué dans son rôle d’élite, et c’est pour cela qu’il attaque sans cesse l’idéologie du progrès, les idées des Lumières ou la vulgate sur la tolérance et le bien-être, qui ne sont rien moins que la bien-pensance d’avant. Sorel croit donc en l’imminence d’une révolution prolétarienne qui renversera cet ordre décadent. Je pense exactement la même chose mais pour une révolution nationaliste.

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