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Civilisation européenne, suite et fin : entretien avec David Engels

par La Rédaction 25 avril 2025
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Entretien avec David Engels. Historien belge et professeur, il est l’auteur de Que faire ? Vivre avec le Déclin de l’Europe, Oswald Spengler : introduction au déclin de l’Occident et Défendre l’Europe civilisationnelle : Petit traité hespérialiste. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Antiquité, la philosophie de l’histoire, le comparatisme culturel et le conservatisme moderne.

 

Loup Viallet : Comment définir une civilisation ? Qu’est-ce qui, d’après vous, caractérise notre civilisation européenne ?

David Engels : Une civilisation n’est ni un simple ensemble de technologies, ni un corpus juridique ou un territoire politique. C’est une écosystème culturel et spirituel enraciné dans une certaine vision de l’homme, du monde et du divin. Elle est constituée d’un imaginaire collectif, d’une grammaire morale, d’un rapport particulier au temps, à l’espace, au pouvoir, à la beauté et à la vérité. Elle se reconnaît à sa manière unique et inimitable de naître, d’aimer, de penser et de mourir.

La civilisation européenne est enracinée dans la rencontre de quatre héritages : la tradition (souvent oubliée) du Proche Orient, le legs gréco-romain, la révélation chrétienne et l’héritage des peuples celtiques, germaniques et slaves. Mais sa véritable essence profonde réside dans ce que j’appellerais son élan faustien, d’après le célèbre chercheur ayant conclu un pacte avec le diable pour assouvir sa soif de connaissance : une volonté de dépassement permanent, de conquête de l’infini, de nostalgie de l’infini – une nostalgie pouvant à la fois se manifester, comme au Moyen-Âge, dans la plus profonde intériorité mystique et, comme à l’époque moderne, dans l’extériorité conquérante la plus brutale. C’est cet élan faustien qui, depuis la chrétienté romaine jusqu’à la révolution scientifique, en passant par les cathédrales, les croisades, l’Université, les « Lumières », l’épopée coloniale ou la bombe atomique, a donné à l’Europe son véritable moteur interne – pour le meilleur et pour le pire.

 

Loup Viallet : Quelles conditions réunies permettraient à l’Europe de retrouver cet ‘‘élan faustien’’, si central dans son essence ?

David Engels :  Mais l’Europe ne l’a jamais perdu ! Jusqu’à aujourd’hui, l’élan faustien est à la racine de toutes nos pulsions, tant pour animer l’immense beauté des cathédrales gothiques que les laideurs incommensurables des gratte-ciels américains ; les spéculations sur la nature innée de Dieu et sur la composition des atomes ; les croisades et les expéditions contre les talibans ; le péché originel et l’apocalypticisme climatique. Comme vous le voyez, l’élan faustien (tout comme les moteurs psychologiques des autres civilisation, comme, par exemple, l’obsession des Grecs pour la corporalité, de la Chine bouddhique pour le néant créatif ou des Iraniens pour le dualisme) est ontologiquement neutre : dans la première phase de l’histoire de chaque civilisations, l’impulsion archétypale s’aligne sur la quête de transcendance, dans une deuxième, sur celle du matérialisme : c’est à la troisième et dernière phase de constituer une synthèse finale qui clôt le cycle et canonise le trésor culturel que la civilisation lèguera au futur.

Ceci dit, pour que l’Europe puisse enfin orienter son élan faustien vers la tradition et non pas la déconstruction, elle devrait d’abord se réconcilier avec elle-même, exigeant ainsi une très claire rupture avec le relativisme postmoderne, la repentance institutionnelle et le matérialisme déshumanisant. L’élan faustien, dans son sens véritablement constructif, ne peut renaître que dans un climat d’ouverture à la transcendance, de foi en un sens supérieur de l’histoire et de confiance en soi.

 

Loup Viallet : Vous plaidez pour une nouvelle Europe hespérialiste qui, portée par un patriotisme européen non plus seulement politique, mais ‘’culturel et spirituel’’ et s’accordant autour du modèle impérial de l’Europe carolingienne, constituerait le stade ultime de notre civilisation. Comment les peuples européens en manque de transcendance pourraient-ils, à l’ère d’un multiculturalisme qui importe toujours plus d’individus attachés à des traditions extra-européennes, s’accorder sur un  « retour rationnel aux traditions [européennes] » ?

David Engels : La question centrale est ici celle de l’identité partagée. Car une synthèse hespérialiste ne pourra advenir que si les Européens retrouvent un langage et donc un destin communs – non pas dans des détails dogmatiques ni dans un humanisme supra-national artificiel, mais dans une orientation civilisationnelle commune : la reconnaissance de la transcendance, la fierté de participer à l’immense aventure de l’histoire européenne, l’amour pour notre civilisation au-delà de toutes nos diversités et dissensions internes.

Or, la plupart des Européens vivent aujourd’hui déracinés, exilés de leur propre culture. La sécularisation, le nihilisme hédoniste, la culpabilisation historique ont creusé un vide ; et dans ce vide, non seulement le wokisme a pu prendre racine, mais aussi, d’autres traditions, venues d’ailleurs, se sont implantées avec vigueur, souvent d’ailleurs avec un sens du sacral qui fait défaut aux autochtones.

Ce décalage rend délicate toute unification culturelle, mais en même temps, ce vide prépare aussi la possibilité de nous rendre compte que nous affrontons tous, du Polonais à l’Espagnol et de l’Irlandais à l’Italien, les mêmes défis (wokisme, immigration de masse, chute démographique, islamisation, désindustrialisation, etc.), et que nous ne sommes peut-être plus tellement différents les uns des autres que nous l’étions encore au 19e siècle.

Mais avant d’attaquer la question des institutions nationales et européennes, il faudra d’abord procéder à un retour à la mémoire : l’Europe doit revaloriser son âme spirituelle et son passé, non pas dans une nostalgie muséale, mais dans une gratitude active. Ensuite, il faut réhabiliter la transmission : famille, éducation, liturgie, symboles partagés doivent redevenir les vecteurs d’un enracinement vivant. Enfin, il faut une revalorisation de l’idée de destin : l’Europe ne doit pas se concevoir comme un simple territoire géopolitique, mais comme une communauté de sens appelée à accomplir une mission bien à elle.

Ainsi, l’Europe ne doit pas chercher à exclure, mais à affirmer : à poser clairement ce qu’elle est, ce qu’elle attend, ce qu’elle propose. Ceux qui voudront s’y intégrer le feront avec loyauté ; les autres comprendront qu’il n’y a pas de place dans un projet dont ils rejettent les fondements. L’Europe doit de nouveau affirmer son identité culturelle et spirituelle avec confiance, sans honte ni haine.

 

Loup Viallet : Cette synthèse hespérialiste adviendra-t-elle nécessairement ? Quelles autres formes de synthèses pourraient succéder au stade antithétique qui culmine, selon vous, en ce début de XXIe siècle ? Le triptyque à partir duquel vous analysez le devenir des civilisations (thèse, antithèse, synthèse) est-il un modèle qui fonctionne invariablement ?

David Engels :  Aucune synthèse civilisationnelle n’advient absolument nécessairement : l’histoire possède des lois, mais n’est pas un programme informatique. Mais ce que nous pouvons observer, à travers les siècles et les civilisations, c’est que toute phase de tradition spirituelle engendre une réaction de déconstruction rationaliste, qui appelle, à son tour, une synthèse marquée par le retour rationnel à la tradition et met ainsi un point final à l’évolution millénaire d’une civilisation.

La période actuelle et surtout le wokisme marquent sans aucun doute le point culminant de la phase antithétique en Europe : relativisme, matérialisme, sécularisation, individualisme extrême. Mais les signes d’un renversement se multiplient : désillusions sociétales, quête de sens, retour du religieux, défi identitaire, crispations populaires.

Deux voies sont dès lors ouvertes : l’écroulement pur et simple de la civilisation européenne sous le poids du suicide wokiste et de la pression politique venant de l’extérieur ; ou bien une synthèse finale, fondée sur un retour conscient à la tradition. Et vu que chaque grande civilisation est passée par une telle phase, je ne doute pas que l’Europe trouvera également ce chemin, mais j’espère qu’elle pourra éviter les horreurs des guerres civiles qu’a connues Rome durant la République tardive, l’Iran durant les soulèvements mazdakites ou la Chine durant les Royaumes Combattants tardifs…

 

Loup Viallet : A l’aune de quels critères peut-on comparer les civilisations ? Selon vous, toutes les civilisations se valent-t-elles ?

David Engels : Certes, il y a d’immenses différences à tous niveaux entre les grandes civilisations, mais les hiérarchiser selon une grille quantitative ou utilitariste, comme par exemple leur progrès technologique, serait ignorer leur contexte historique, géographique, naturel ou spirituel respectif et passerait d’ailleurs à côté de l’essentiel : chaque civilisation déploie une réponse singulière aux grandes questions de l’existence : qu’est la transcendance ? Qu’est-ce que l’homme ? D’où venons-nous ? Vers quoi allons-nous ? Comment vivre ensemble ? Chaque civilisation met d’autres accents, insiste sur d’autres facteurs, développe certaines voies pour en délaisser d’autres.

Mais toutes les civilisations se ressemblent en ceci que, non seulement, elles sont marquées par une approche holistique inimitable des grands phénomènes qui se proposent aux humains, mais aussi, qu’elles déclinent les potentialités qui en découlent à travers un processus dialectique à peu près millénaire avant de se pétrifier. Que ce soit l’Égypte pharaonique la Sumer ancienne, l’Inde pré-musulmane, l’Iran mazdéen, le Mexique précolombien, la Chine bouddhiste ou le monde andique d’avant la venue des Conquistadores – toutes ces civilisations sont caractérisées par un seul et même destin malgré leur immense diversité.

 

Loup Viallet : D’autres civilisations sont-elles appelées à mourir au XXIe siècle ?

David Engels : Je suis assez persuadé que la seule civilisation encore en vie actuellement soit la civilisation européenne dont la naissance coïncide avec le haut Moyen Âge et dont la synthèse finale semble imminente. Toutes les autres civilisations sont déjà mortes depuis plus ou moins longtemps : certaines, comme la civilisation assyro-babylonienne ou l’Antiquité gréco-romaine, depuis des millénaires, d’autres, comme la Chine bouddhique ou le Japan, se sont fossilisées seulement depuis à peine deux siècles, ce qui explique les résidus d’énergie civilisationnelle qui leur ont permis d’adopter (et d’adapter) assez rapidement la technologie occidentale qui leur a insufflé un genre de seconde vie passagère dépendant entièrement du cours que prendra notre civilisation à nous.

L’Islam, qui est le point final de la civilisation messianique (qui recouvre à peu près l’Orient méditerranéen durant le 1er millénaire), est déjà fossilisé depuis presqu’un millénaire, comme l’ont déploré d’ailleurs tant d’auteurs arabes ; et bien que, là aussi, la technologie occidentale aient permis à certaines zones du monde musulman un regain d’importance, ses capacités civilisationnelles sont nettement plus épuisées que celle du monde asiatique, ce qui explique non seulement le relatif « retard » du Maghreb et du Proche Orient, mais aussi bon nombre de problèmes inter-communautaires générés par l’immigration de masse. Qu’adviendra après la fossilisation de la civilisation européenne ? Certains sont d’avis que la Russie représenterait une nouvelle civilisation en état de naissance, bien qu’il soit encore trop tôt pour en analyser précisément le statut actuel, et il n’y a aucune raison que d’autres civilisations ne se développent dans le futur dans d’autres parties du monde.

 

Loup Viallet : Quels sont les théoriciens et écrivains européens contemporains qui vous inspirent le plus ?

David Engels : Mes propres lectures sont assez éclectiques, j’avoue, car dans mon temps libre, je préfère lire des textes sources venant d’autres civilisations que des théoriciens ou écrivains contemporains. Si vous permettez une interprétation un peu large de « contemporain », je mentionnerais volontiers Oswald Spengler, dont le « Déclin de l’occident », en dépit de ses failles, m’a ouvert les yeux concernant les parallélismes entre les grandes civilisations ; Thomas Mann, dont les romans « philosophiques » m’ont à jamais gagné pour l’univers du déclin et de la décadence ; J.R.R. Tolkien, qui m’a ouvert la voie vers un univers moral et chrétien ; et Aldous Huxley et Frithjof Schuon, dont la métaphysique « pérenne » m’a permis de comprendre les motivations transcendantes à la racine de toutes les autres grandes civilisations.

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1 commentaire

Gérard 26 avril 2025 - 9h18

Bourges, Skopje et České Budějovice , capitales européennes de la Culture en 2028. Je ressors mes cours d’histoire-Géo.

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