Interview avec Xavier Raufer, criminologue, directeur d’études au pôle Sécurité-Défense du CNAM.
Trafic de drogue : le ministre de l’Intérieur a alerté sur la possible « mexicanisation du pays ». Cette expression vous semble-t-elle propre à décrire la réalité française ?
C’est exagéré – limite farfelu. Certes, l’exécrable héritage sécuritaire du tandem Darmanin – Dupond-Moretti a provoqué – nous l’avions dix fois annoncé – une vague criminelle post Jeux-Olympiques ; mais il s’agit juste du déplacement dans le temps de l’activité de gangs ayant dû faire profil bas durant la période olympique, et rattrapant depuis le temps perdu. La criminologie connaît bien cet « Effet de déplacement », lors duquel les malfaiteurs décalent leur activité soit dans l’espace (changement de lieu), soit dans le temps (attendre plus tard).
Devant cette vague criminelle par eux imprévue, les hiérarchies policières fantasment des « mafias » ou des « cartels » ; là où, dans les faits, existent de simples gangs de narcos dont la nocivité serait aujourd’hui largement contenue :
– Si M. Darmanin avait fait autre chose que de raconter des bobards,
– Et si M. Dupond-Moretti avait enjoint à ses magistrats d’appliquer, simplement mais fermement, le Code pénal à ces bandits, au lieu de prôner, en bon « progressiste », la culture de l’excuse ; ce, surtout envers les mineurs.
Taha Oualidat, le Marocain qui a violé et tué Philippine dans le bois de Boulogne à la fin septembre avait déjà été condamné pour viol en France en 2021. Condamné initialement à sept ans de prison, il a été libéré en juin 2024. Visé par une OQTF, il a été placé dans un Centre de Rétention Administrative [CRA] en sortant de prison, puis assigné à résidence avec obligation de pointage dans un hôtel de l’Yonne. C’est là où il aurait dû se trouver lorsqu’il a assassiné Philippine. Avec une autre organisation de la chaîne pénale, la tragédie aurait-elle pu être évitée ?
Songez qu’en Europe, en quotité de procureurs par 100 000 habitants, la France est derrière l’Albanie !
Le problème est plus simple, mais plus grave, qu’une simple affaire de structures ; la justice française est en effet tragiquement étriquée et paupérisée. Songez qu’en Europe, en quotité de procureurs (juges enclenchant les poursuites, donc le procès pénal) par 100 000 habitants, la France est derrière l’Albanie ! Cas concret : à présent, dans une métropole provinciale frontalière, le parquet devrait compter 13 procureurs minimum – et n’en a que 9. Partout dans le pays, pareil à peu près. Locaux, logiciels appropriés, informatique de qualité, personnel qualifié, formations performantes… Les magistrats français manquent de tout.
Plus des masses de lois nouvelles, lancées lors de paniques terroristes ou criminelles… Plus, ce que l’Europe nous fait intégrer à nos codes : tsunami d’un côté – pénurie de l’autre. Que trois magistrats sur 10 environ soient « progressistes », je veux bien ; mais 7 sur 10 sont débordés ; d’où, des délais de jugement sans cesse rallongés – trois ans à Marseille, avec 200 mis en examen pour règlements de comptes et/ou homicides… Récemment, un magistrat me disait que pour travailler sérieusement, il devrait suivre 30 dossiers… Il en a 300 sur son bureau ! D’où, des cascades de vices de procédure, d’oublis et délais dépassés. Dernièrement, un caïd de Marseille devait être libéré : en cinq ans et demi, son instruction n’a pas avancé d’un iota. La justice française est hélas un tuyau qui fuit par tous les bouts. Résultat : des drames à la clé, comme dans l’affaire de Philippine, et tant d’autres.
Le taux de récidivistes a été multiplié par 9 en 30 ans (passant de 2 % en 1990 à 18 % en 2022, selon les statistiques 2023 du ministère de la Justice). Quels sont les principaux facteurs ayant rendu possible cette fulgurante augmentation ? Comment inverser la tendance ?
La justice française est figée sur un concept antédiluvien (décennie 1980), l’obligatoire et bénéfique réinsertion des malfaiteurs. En théorie, si ça marche, le taux de récidive s’écroule bel et bien. Mais avec des personnels submergés, incapables d’évaluer sérieusement leurs détenus et un système de probation en faillite, c’est l’échec assuré. En outre, un vice du système charge ceux-là même qui réinsèrent les détenus, d’évaluer leur propre travail. Bien sûr, ils trouvent ça parfait… Résultat : le lascar « réinséré » retrouve son biotope naturel ; en métropole, un des quelques 1 400 quartiers de la « Politique de la ville » – et reprend illico du service dans son gang… Que sait-il faire d’autre ? A-t-il vraiment le choix ?
Ainsi, une formation renouvelée des magistrats devrait-elle s’inspirer des acquis de la criminologie expérimentale moderne, au lieu qu’on radote sans fin sur des poncifs soixante-huitards, délaissés dans les autres États de droit. Nulle hostilité de principe envers l’idée de réinsertion, mais des inspecteurs un peu sévères et réalistes devraient y évaluer ce qui fonctionne ou pas ; et pousser à l’abandon de lubies bienséantes dépassées, encore trop souvent véhiculées par les services d’insertion et de probation.
Que pensez-vous de l’idée, émise récemment par le député macroniste Karl Olive, d’envoyer l’armée dans certains quartiers en proie au narcotrafic ? Est-il préférable, comme le propose le locataire de l’hôtel de Beauvau « d’envoyer la CRS [police nationale, ndlr] dans les quartiers dès que c’est nécessaire » ?
Chaque fois qu’on tend un micro à un démagogue sans idées, ressort l’absurde bobard de l’armée-dans-les-cités-chaudes. Or l’armée sait appliquer une force mortelle sur des champs de bataille, pas rétablir l’ordre. Et ceux qui, même à droite hélas, rêvent d’une nouvelle bataille d’Alger, provoqueraient un désastre s’ils faisaient plus que délirer tout haut. Agir à force sur un tissu urbain vivant, dans des aires peuplées à 90% d’innocents voulant juste vivre tranquilles, est un art délicat, microchirurgical. Ici, toute démagogie activiste n’a qu’un effet : souder la population locale aux bandits, avec un immédiat effet d’omerta.
Il existe en France une séculaire force militaire, exprès créée pour maintenir-rétablir l’ordre : la Gendarmerie nationale
De Palerme aux favelas de Rio, dans dix sortes de territoires occupés du monde, on a vu cent fois, en un siècle, les effets désastreux de ces fanfaronnades guerrières : pas besoin d’insister. Il existe en France une séculaire force militaire, exprès créée pour maintenir-rétablir l’ordre : la Gendarmerie nationale. Si elle en reçoit l’ordre, elle saura, en quelques mois, récupérer l’essentiel des « Quartiers perdus de la République ».
Contrairement à la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne publient des statistiques policières indiquant l’origine (nationale, ethnique) des criminels. Y êtes-vous favorable ? Quels sont leur impact sur l’étude des crimes et délits et sur la production des politiques publiques de sécurité ?
Je suis pour tout ce qui permet de poser un DIAGNOSTIC, tâche cruciale dès que la vie humaine est en jeu, médecine ou criminologie. Vite et bien, mais à l’évidence, dans le respect des normes du droit. Comme déjà dit, surtout sur des territoires à la population mélangée, toute manœuvre maladroite soude une communauté à ses malfaiteurs. La doctrine de Mao sur la guérilla parle ici de « poisson dans l’eau ». Or une population soudée à ses bandits suscite des formes criminelles quasi-indéracinables, où tout recueil de renseignement relève de l’impossible. Donc : oui bien sûr, user d’outils de renseignement-investigation produisant une connaissance fine des entités criminelles ; mais user des résultats de ces recherches pour une propagande genre « tous les mêmes », attention : le remède devient pire que le mal.
Ces méthodes d’analyse criminelle, la criminologie sait en user sans révolter quiconque. Ainsi, j’ai naguère publié un « Atlas mondial de l’islam activiste » très détaillé sur le djihadisme-terrorisme islamiste, sans que nulle mosquée, association cultuelle, etc., n’ait protesté. Peut-être faudrait-il mieux former à ces méthodes les cadres et commissaires de la police ; au lieu d’en faire, comme souvent à présent, des sortes d’assistantes sociales vouées à bichonner diverses minorités libidinales…
Redoutez-vous la possibilité d’une guerre civile dans notre pays, sous forme de réédition de la décennie noire qui a ravagé l’Algérie dans les années 1990 à cause de la montée en puissance des islamistes ?
Non, à condition que l’appareil régalien national – forces de sécurité intérieure, justice, pénitentiaire – soit bien dirigé et utilisé à bon escient. Évidemment, si vous mettez aux affaires des branquignols genre LFI, c’est moins sûr… Quand je dis non, je le prouve par l’extraordinaire coup de collier donné par notre appareil régalien avant, pendant et après les Jeux Olympiques… Sécurité assurée… Corruption minimale… Cas de dopage infimes… Bien mieux que tout ce qu’il advint au Japon et au Brésil, lors d’antérieurs Jeux.
Cet appareil régalien peut agir de même, au jour le jour, à condition d’être étoffé et financé convenablement, bien formé et bien commandé. C’est d’ailleurs ce qu’exigent à cor et à cri plus de sept Français sur dix, sondage après sondage. Telle devrait être la feuille de route des dirigeants politiques, présents et à venir. Une voie dans laquelle les criminologues sont bien sûr prêts à aider.
Si vous souhaitez réagir à cette interview vous pouvez exposer votre point de vue dans les commentaires ou nous écrire sur redaction@contre-poison.fr
Nous soutenir sur tipee