Au temps où la bourgeoisie était cultivée, au temps où l’on construisait encore du beau. Il a fallu que se réunissent les ferveurs communes d’un helléniste qui était un artiste et d’un architecte qui était un érudit pour que naisse la villa grecque Kérylos ; un nom pouvant se lire aussi facilement en grec qu’en français, pour une demeure ne sera pas un pastiche mais la réalisation, en son siècle, d’une pensée valable pour tous les siècles. Résolvant des problèmes mettant constamment en prise la complexité de la vie moderne avec les formes antiques, le projet Kérylos pourrait incarner l’expression la plus parfaite de l’archéofuturisme.
Kérylos est née de l’esprit d’un savant à la culture universelle qui, à l’inverse de l’homme du XXIe siècle, n’est le prisonnier d’aucune spécialité. L’helléniste Théodore Reinach ne sera pas l’homme d’une discipline, mais excellera dans toutes celles qu’il pratiquera. Tour à tour archéologue, juriste, philologue, épigraphiste, historien, numismate, musicologue, membre de l’Institut, professeur au Collège de France et député de Savoie pendant deux législatures. En une seule année, il est capable de disserter sur la purgation des hypothèques, traduire Hamlet en vers ou encore d’achever son ouvrage sur Mithridate tout en rédigeant une nouvelle démonstration du théorème de Pythagore.
L’idéal grec sera azuréen
Reinach put, lors de ses premières villégiatures sur la Riviera française, vérifier que la Baie des Fourmis avec ses vastes oliveraies surplombées par les contreforts des Alpes s’accordait parfaitement à son projet : la Villa Grecque. Déjà, un ensemble de bâtiments majestueux avait vu le jour du coup de crayon d’habiles architectes, qui contribuèrent au renom de cette station qui en ces années était fréquentée par le « Gotha » durant la saison hivernale.
C’est ici, au cœur de la Côte d’Azur, à Beaulieu-sur-Mer, sur un promontoire rocheux dominant la Méditerranée, que Théodore bâtira Kérylos, mettant en scène à la fois la culture, la puissance et les idéaux de la Grèce Antique, « la culture la plus originale qu’aucune race ait jamais créée, et qui même défunte reste la source éternelle où la pensée moderne doit sans cesse se retremper, prendre comme un bain de vie, de jeunesse et de beauté » Théodore Reinach, La musique grecque, Paris, 1928
Avec Kérylos, Reinach ne cherche pas à reproduire une vérité archéologique. Il n’est pas question de restauration, de reconstruction ou de fidélité à la réalité historique, mais de concrétiser, dans le goût de la fin du XIXe siècle, son idée de la Grèce antique en hommage aux valeurs dont elle était porteuse.
Pour bâtir ce lieu de vie hors du temps, il a fallu réunir des hommes qui sachent comprendre et s’ingénier. Entre 1904 et 1908, il charge Emmanuel Pontremoli, architecte et véritable chef d’orchestre, qui dirigera de véritables artistes et industriels aimant la recherche plus que le gain, et ouvriers consciencieux et habiles. Karbowsky, dressé par la sévère discipline de Puvis de Chavannes ; Jaulmes, qui, à ce moment-là, abandonnait l’architecture pour devenir « apprenti décorateur » ; Gasq, qui venait de voir à Rome, au musée des Thermes, des stucs librement dessinés et modelés sur les murs mêmes… Mais comment créer un lieu modelé sur les canons d’une villa antique, sans tomber dans l’écueil de la reconstitution archéologique ?
« Je savais, et les expériences déjà tentées me le faisaient amplement sentir, que toute restauration, reproduction, reconstruction, d’une demeure du passé est vide de sens si on s’attache exclusivement à ce qu’on croit être la vérité, ou la prétendue vérité archéologique. Je savais aussi que cette recherche est vaine, vouée au plus irrémédiable échec, puisque, dès les premières tentatives, le document exact, probant, ferait défaut, et que dès lors tout s’évanouirait par manque de bases certaines ; l’œuvre ainsi conçue ne pourrait être qu’un décor sans vie, le jouet d’un moment, la curiosité d’une heure. » Emmanuel Pontremoli
Adapter la complexité de la vie moderne à la simplicité de la forme antique
Ainsi, la villa Kérylos se développe, pièce à pièce, chambre à chambre, sans rupture, avec la seule volonté de murs diversement colorés, de plafonds en bois peints et incrustés, de mosaïques imprévues, de claires ou puissantes tentures brodées. Puisque aucun des raffinements modernes ne pouvait être négligé, l’architecte Pontremoli a dû innover, adapter, imaginer, remplacer ; distribuer la chaleur par des appareils invisibles et par des ouvertures fermées de grilles de bronze ; plier l’électricité à cette même harmonie, passer de la veilleuse suspendue des lampes de mosquées, reflet byzantin, à ces mêmes veilleuses éclairées par l’ampoule.
Quant aux fenêtres et à leur fermeture, leurs verres sont sertis dans du bronze ; les portes et leurs loquets sont inspirés par les plus simples mécanismes et les interrupteurs ne sont que de simples boutons. Tout concourt à faire que cette demeure paraisse naturelle, en accord avec son temps et l’art de vivre grec.
Si le goût des Grecs pour les bains est connu, comme à la palestre ou au gymnase, où les jeunes gens se délassaient des exercices gymniques par des bains et des douches, ce goût pouvait aussi être satisfait à domicile. Les aménagements étaient d’ordinaire fort simples, mais les Grecs se baignaient chaque jour, avant le principal repas, celui du soir. C’est à cet usage que servaient, sans aucun doute, les grandes cuvettes de marbre que l’on a découvertes dans certaines chambres et qui remplissaient l’office de nos bains modernes. On a, d’ailleurs, retrouvé aussi de véritables baignoires, les unes, modestes, tout à fait semblables à de grands sabots de terre cuite, où l’on ne pouvait se tenir qu’assis, d’autres, en marbre ou en porphyre, du type de nos baignoires actuelles, où l’eau était soit apportée et versée, soit amenée par des conduits dont l’orifice pouvait être, comme nous le voyons sur les vases peints, orné de quelque mufle d’animal.
C’est ce type de baignoires et de robinets que l’on peut retrouver dans les salles d’eau de Kérylos, mais couplés à une modernité parfaitement dissimulée, jusqu’au système de robinetterie, permettant trois jets à double-commande, pour l’eau chaude et l’eau froide, qui portent les inscriptions suivantes kataxysma (douche en pluie), krounos (en eau courante), périkyklas (en cercle). Quant au mobilier, il est le plus souvent en citronnier incrusté, jusqu’au coffre, qui dissimule la mécanique d’un piano conçu par Pleyel.
On peut lire, sur le mur sud, une inscription en grec ancien, que l’on pourrait traduire ainsi « C’est ici qu’en compagnie des orateurs, des savants et des poètes des Grecs, je me ménage une retraite paisible dans l’immortelle beauté. »
Combiner les meilleures innovations de la modernité et l’idéal de l’Antiquité a été possible à une période prométhéenne, la Belle Époque, décennies où de grands bourgeois cultivés usaient de leur capital financier pour servir un idéal transcendant la civilisation européenne.
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Magnifique